Michel Bauwens retrace son évolution depuis une enfance difficile marquée par la pauvreté jusqu'à son engagement dans la transformation personnelle et idéologique. Il aborde son intérêt initial pour le marxisme, une crise personnelle menant à une exploration spirituelle, et son parcours professionnel incluant des rôles divers, de l'agence d'information américaine à British Petroleum, avant de s'orienter vers l'entrepreneuriat et l'engagement social. Il culmine avec la création de la P2P Foundation, reflétant son engagement pour un nouveau paradigme sociétal basé sur la dynamique pair-à-pair et les approches fondées sur le commun. Son histoire est un tissage de croissance personnelle, de changements idéologiques, et de quête de compréhension holistique et de contribution sociétale.
Enfance marquée par la pauvreté et l'abandon
En grandissant après la Seconde Guerre mondiale, il est essentiel de se rappeler que la situation sociale de la classe ouvrière était loin de ce que l'on peut imaginer aujourd'hui. Les taudis bordant le canal Saint-Martin à Paris n'ont disparu qu'en 1964. Lors d'une visite à un musée des briques près d'Anvers, on m'a raconté qu'en dépit des lois sur le travail des enfants, jusque dans les années 50, les enfants y travaillaient encore, et beaucoup ne survivaient pas jusqu'à leurs quinze ans.
Ces éléments historiques ne doivent pas être oubliés, car ils façonnent notre compréhension du présent. Par exemple, les congés payés annuels n'ont été instaurés qu'avec Léon Blum avant la Seconde Guerre mondiale, ce qui signifie que jusque-là, les travailleurs n'avaient pas de vacances. Dans le contexte actuel de discussions sur le colonialisme et les privilèges européens, il est crucial de ne pas perdre de vue d'où nous venons. Et cette transition sociale a également marqué mon enfance.
Mes parents étaient tous deux orphelins. Ma mère avait été rejetée par sa propre mère et mon père n'avait jamais connu son père, tous deux issus d'un milieu très pauvre et ayant quitté l'école à l'âge de 13 ans. Ma mère était fonctionnellement analphabète, capable d'écouter mais incapable de lire des textes complexes. J'ai grandi dans une maison à Bruxelles où il y avait des fuites d'eau, et à 18 mois, j'ai été diagnostiqué avec un état d’asthme bronchitique, ce qui a mené à mon retrait du foyer familial pour être placé en sanatorium.
Parmi mes souvenirs les plus vifs, je me rappelle l'obligation de manger des choux de Bruxelles que je ne supportais pas et que je vomissais, et d'être forcé à les manger à nouveau, même après les avoir régurgités. Je me souviens aussi d'être isolé dans une cage en verre, probablement mis en quarantaine, et de voir ma mère faire scandale à cause de l'état de mes ongles, signe de négligence. Ces expériences traumatisantes de l'enfance m'ont laissé avec une obsession d'être non aimé, bien que ce ne soit pas le cas dans la réalité, mes parents m'aimaient, mais j'avais vécu leur absence comme un abandon.
Passons maintenant à ma préadolescence et adolescence. Nous vivions dans l'ère de la social-démocratie; né en 1958, j'ai déménagé à six ans vers la périphérie de Bruxelles dans une maison à trois étages avec un grand jardin, acquise à un prix social et sans intérêt. Cette politique de logement social était caractéristique des gouvernements sociaux-démocrates d'après-guerre. Pour moi, cela signifiait que je devais beaucoup à l'État, qui mettait en place des mécanismes d'aide sociale.
Il est important de noter que les jeunes d'aujourd'hui n'ont pas cette expérience; ils connaissent un État néolibéral marqué par des réductions budgétaires et une bureaucratie croissante. À mon époque, les services sociaux étaient assurés par des mutualités organiques issues des mouvements ouvriers et contrôlées par l'État, mais elles étaient encore dynamiques et organiquement liées à leurs membres, ce qui a tendance à être moins le cas aujourd'hui.
J'ai bénéficié d'une maison, de soins médicaux et d'une éducation gratuits, ce qui a grandement influencé mes choix personnels. Je dois beaucoup à un État qui a aidé les gens comme moi.
Engagement politique et idéologique dans le marxisme
En tant que jeune, ces expériences ont façonné mon engagement marxiste. À 14 ans, j'écrivais déjà des analyses politiques, ce qui surprenait mes enseignants. Le marxisme m'a donné un cadre pour repenser la société et questionner l'état des choses.
Mon militantisme a commencé dans un mouvement trotskiste, reflétant mon origine de classe ouvrière. J'ai abandonné cette voie à 24 ans après un accident de moto, suite auquel aucun de mes camarades n'est venu me rendre visite à l'hôpital. Cela a été un premier choc et une révélation sur la différence entre les idéaux de gauche et la réalité.
J'ai alors commencé à me remettre en question : si la révolution n'était pas possible et que je n'étais pas heureux, il fallait que je change personnellement. Ce fut le début d'un cheminement intérieur, une réflexion sur l'amour universel promu par la gauche et la solidarité concrète souvent trouvée à droite, qui mène à protéger les siens en priorité. Cela m'a mené à une introspection sur l'équilibre entre les idéaux sociaux et les relations personnelles proches.
Développement personnel et spirituel
Mon cheminement personnel et spirituel a commencé par une révolution intérieure, nécessaire face à mes insécurités profondes, dont une timidité marquée envers les femmes et un sentiment persistant de ne pas être aimé. Je me suis donc tourné vers un groupe néo-reichien, inspiré par Wilhelm Reich, un freudo-marxiste. Cette approche a constitué pour moi un pont entre mes anciennes croyances marxistes, qui ne se dissolvent pas du jour au lendemain, et un travail sur moi-même.
Reich, ayant initié le premier mouvement de masse pour la libération sexuelle en Allemagne, a été rejeté tant par les marxistes que par les freudiens. Son livre "L'Analyse caractérielle" suggère que le corps reflète qui nous sommes, que nos postures et tensions corporelles révèlent des répressions. La thérapie visait à libérer l'esprit par le corps, une pratique qui m'a beaucoup aidé.
Cependant, dans ce contexte de liberté totale, j'ai observé les effets d'un "néolibéralisme sexuel" où la compétition pour l'attention des "mâles alpha" prévalait. Ce constat m'a poussé, après trois ans, à rechercher autre chose, à poursuivre mon développement personnel en explorant les spiritualités orientales, souvent en réaction à l'Occident et à ma propre tradition catholique.
J'ai expérimenté diverses pratiques californiennes, comme l'intégration posturale et le primal scream, ainsi que des traditions orientales, incluant des ateliers soufis, et j'ai fini par me joindre à la communauté d'Osho. Là, j'ai appris beaucoup, mais j'ai aussi été témoin de l'aspect totalitaire de ce mouvement, où les changements d'opinion du gourou étaient adoptés sans questionnement par les disciples.
Après avoir exploré ces divers chemins, j'ai commencé à me reconnecter avec ma propre tradition occidentale, y compris l'alchimie et le tarot. J'ai intégré plusieurs groupes ésotériques, comme les Rosicruciens, Templiers et les francs-maçons, mais toujours dans une démarche de recherche sincère et non de tourisme spirituel. Ces expériences m'ont permis de dépasser mes limites et de faire face à mes répressions.
Suite à sept ans de thérapie et sept ans de quête spirituelle, j'ai réalisé que je n'étais pas moins normal que les autres et que j'avais besoin non pas d'arrêter toutes ces explorations intérieures, mais d’apporter ma contribution créative dans ce monde. J'ai alors entamé trois ans d'étude autodidacte de la philosophie occidentale, depuis les Grecs jusqu'au début du XXe siècle. Cette étude m'a permis de réévaluer ma vision anti-occidentale et de reconnaître que, malgré ses défauts, l'Occident a aussi été le berceau de la critique de l'impérialisme et de l'abolition de l'esclavage.
Mon passage par la Rose-Croix d'or, un mouvement néo-Manichéen qui prône le rejet du monde matériel, m'a paradoxalement amené à réaffirmer ma tradition catholique, qui valorise l'incarnation et l'action positive dans le monde. À l'âge de 31 ans, je me suis marié et ai eu mes deux premiers enfants, marquant une nouvelle phase de ma vie.
Multinationales et entrepreneuriat
J'ai entamé ma carrière à l'United States Information Agency, une expérience de neuf ans à ne pas confondre avec la CIA. L'USIA, c'est l'opposé car cette organisation doit diffuser la culture américaine, et est donc plutôt comparable au Goethe Institute, au British Council ou à l'Alliance française.
Mon rôle était captivant : gérer et distribuer des revues, des livres à ceux qui en manifestaient l'intérêt, ainsi que réaliser des recherches diverses. À mi-chemin entre bibliothécaire et analyste, j'apportais mon soutien aux personnels de l'OTAN, à l'Union européenne, en aidant les assistants des parlementaires dans leurs recherches sur les États-Unis. Mon objectif n'était pas de faire de la propagande, mais plutôt de présenter la richesse et la diversité de la culture américaine. Nous avions accès à des revues de la gauche radicale, et de la droite radicale, et tous ceux qui trouvent entre les deux.
Pourquoi insister sur ce point ? Cela illustre mon penchant pour le pluralisme et prépare le terrain pour le choc culturel que j'ai éprouvé par la suite.
Après cette période, je me suis tourné vers le secteur privé, d'abord chez British Petroleum en tant qu'assistant stratégique au sein de BP Nutrition, un département méconnu de 25 000 personnes chargé de la production alimentaire, une réalité peu connue car peu réjouissante que ce soient les compagnies pétrolières qui fournissent l'alimentation animale.
Dans les années quatre-vingt-dix, animé par l'envie d'innover, je me suis lancé dans l'entrepreneuriat avec la création de deux entreprises internet et la réalisation d'un film sur le transhumanisme, intitulé TechnoCalyps, un autre sujet fascinant. Hélas, un burn-out a mis un frein à cette énergie débordante, un épisode sur lequel je reviendrai plus tard. C'était une période de grande introspection, où je sentais que je devais apporter ma contribution au monde, la politique de l'époque ne m'offrant pas un terrain de jeu stimulant.
J'ai donc plongé dans le monde des affaires non pas avec l'ambition de maximiser les profits, mais avec le désir de créer des entreprises apportant une valeur ajoutée significative. Ma première société se concentrait sur les extranets et intranets, exploitant internet pour favoriser la coopération au sein et entre les entreprises.
J'ai également exploré le cybermarketing éthique, établissant un dialogue avec les créateurs de listes de diffusion et les groupes Usenet pour déterminer ce qui était acceptable dans leurs interactions avec mes clients, privilégiant toujours le consentement.
L'insurrection zapatiste de 1995 au Mexique a été une révélation : un petit groupe de rebelles, principalement indigènes, a réussi à tenir tête à un État grâce à un réseau de solidarité mondiale bâti sur internet, évitant ainsi une répression violente par le gouvernement mexicain aux yeux du monde entier. Cela m'a fait prendre conscience du pouvoir de l'internet et du potentiel des petits groupes face aux grandes puissances.
Pourtant, je sentais que le monde allait dans la mauvaise direction, avec une toxicité croissante dans les entreprises où les relations humaines étaient sacrifiées au profit de la rentabilité, sans égard pour l'écologie ou le changement climatique.
C'est ainsi qu'en 1998, suite à un burn-out sévère dû à un surmenage et à divers événements, ma vision du monde professionnel a été profondément ébranlée.
Crise personnelle et réorientation vers le pair-à-pair
À un moment donné, j'ai ressenti le besoin impérieux de me retirer du monde commercial pour m'investir à nouveau dans la société. Mon parcours idéologique a débuté à gauche, avant de dériver légèrement vers la droite durant mes années d'entrepreneur.
Par la suite, je me suis réorienté vers l'autre côté du spectre politique, en m'impliquant progressivement dans le changement social. Je suis éventuellement parvenu à un tournant décisif, qui m'a conduit à fonder la P2P Foundation.
Je tiens à retracer les étapes de cette évolution. Tous les sept ans, je m'octroie une période de réorientation dans ma vie. Pour clarifier, parlons de richesse : j'ai été de gauche, libéral, un acteur du monde des affaires. J'ai œuvré pour BP, une grande multinationale, et pour le gouvernement américain, que certains considèrent comme impérialiste. Mais en parallèle, j'ai monté mes propres petites entreprises, en créant deux d'entre elles. J'ai été un créatif, réalisant même un documentaire. Ainsi, mon expérience est plurielle et c'est essentiel de le souligner.
Durant la première phase de mon engagement professionnel, j'éprouvais un besoin viscéral de m'exprimer, d'insuffler ma créativité dans le monde, de marquer mon existence par la reconnaissance d'autrui. Et tout cela m'a amené à un point de bascule, une ‘annus horribilis’: en une seule année mon père est décédé et ma mère a été diagnostiquée avec la maladie d'Alzheimer. Dans le même temps, j'ai découvert des irrégularités dans la comptabilité de mon entreprise et j’avais un désaccord avec Ken Wilber, qui était alors une figure intellectuelle importante pour moi. Sur le plan personnel, une passion amoureuse s'est désintégrée après mon divorce. Face à cet enchaînement d'épreuves, j'ai pris conscience que, dans l'adversité, il y a toujours la possibilité de se réorienter encore plus fondamentalement.
Quand tout s'effondre simultanément, c'est paradoxal, mais c'est un cadeau, car tu es contraint de plonger en toi-même pour interroger tes désirs profonds et de trouver un sens plus profond au sens de sa vie. J'ai vécu une crise de la quarantaine, réalisant que je n'avais pas encore véritablement fait ce que je souhaitais. J'avais été à gauche assez jeune, aspirant à changer le monde, ému par les injustices, mais aussi empreint de ressentiment. Cette fois-ci je voulais trouver une façon de m’engager, plutôt par rapport à une ‘abondance’.
Dans la deuxième moitié de ma vie, j'ai compris que j'avais beaucoup à offrir. J'ai tenté de transformer le monde, cette fois-ci plutôt animé par un élan généreux. J'ai accepté cette impulsion de changement comme faisant intrinsèquement partie de qui je suis. Cette partie de moi, que j'avais auparavant rejetée et contenue par le cynisme ou le pessimisme, est devenue une force puissante.
Sorti de cette crise avec une énergie nouvelle, je savais que je devais m'engager. Mais de quelle manière ? Devais-je relire Marx, que j'avais précédemment mis de côté sans en approfondir suffisamment la critique ? J'ai alors découvert Antonio Negri, un penseur néomarxiste postmoderne italien. Sa trilogie, et particulièrement le livre "Empire", ont été une révélation pour moi, offrant une synthèse critique du marxisme enrichie par les travaux de Foucault, Deleuze et les autres penseurs post-modernes.
Parallèlement, je me suis intéressé à la revue "Multitude" et j'ai pris conscience que le modèle relationnel de pair-à-pair se diffusait dans tous les domaines de la société. Afin de me préparer à une nouvelle phase de vie, j'ai accepté un poste bien rémunéré comme directeur de la stratégie numérique chez BelgaCom, le principal opérateur de télécommunications en Belgique. J'ai occupé ce poste pendant trois ans, sachant qu'il serait mon dernier, avec l'intention de me constituer une réserve financière pour deux années d'études sabbatiques.
Transitions civilisationnelles et « seed forms »
A partir de 2003 et durant deux ans, je me suis plongé dans l'étude des transitions civilisationnelles. Bien que je me sois limité aux civilisations romaine, russe et française, ce fut un temps bien investi : trois à quatre heures de lecture quotidienne m'ont permis de réfléchir profondément à ces sujets.
C'est ainsi que j'ai élaboré ma théorie des "seed forms", qui est une réponse à la question: comment les sociétés changent-elles ? Une société humaine est un système initialement stable, mais qui, progressivement, devient dysfonctionnel. Après un certain moment de son évolution, le système échoue non seulement à résoudre les problèmes qu'il avait autrefois maîtrisés, mais engendre de nouveaux problèmes insolubles dans le cadre de sa logique existante. La solution émerge alors d'une autre logique, portée par ceux qui, désillusionnés ou échoués par le système, s'exilent pour expérimenter de nouvelles formes de production de valeur et de vivre-ensemble.
Ces pionniers innovent et posent les bases de l'avenir. Prenons l'exemple de l'avènement du capitalisme: celui a été rendu possible non seulement par l’invention du purgatoire qui a permis aux catholiques de prêter de l'argent, mais aussi de l'imprimerie qui a accéléré la diffusion de l'information plus rapidement que l'Église catholique ne pouvait censurer, ou encore grâce a l’invention de la comptabilité en partie double. Ces "germes de forme" peuvent alors se développer petit à petit en un sous-système à part entière, donnant naissance à une nouvelle classe sociale qui aspire à reconstruire le monde selon ses propres valeurs, tout comme la bourgeoisie a modelé un monde à son image. Jusqu’au moment du basculement ou la nouvelle logique émergente devient la nouvelle logique dominante. Aujourd'hui, par analogie, je suis convaincu que ceux qui créent les formes de germes des nouveaux biens communs, c’est-à-dire les "commoneurs", façonnent à leur tour le monde à venir.
Observation des alternatives et développement de la Peer to Peer Theory
C'est ainsi que j'ai décidé de me consacrer à l'écriture et à l'étude des alternatives concrètes, non pas en fonction de mes propres aspirations ou désirs d’utopie, mais en me fondant sur les observations réelles des actions et des innovations des individus. En 2005, j'ai créé un wiki, dont la principale règle est la vérifiabilité de l'existence des initiatives documentées. Il n'est pas nécessaire que ces initiatives soient toutes couronnées de succès, car même l'échec peut être instructif. Certaines expériences, bien que non fructueuses dans l'immédiat, pourraient s'avérer précieuses à l'avenir, lorsque les conditions seront plus favorables.
Ma démarche s'est cristallisée autour de la "Peer to Peer Theory" ou théorie du changement par le biais des communs, qui s'appuie sur une analyse de la dynamique des changements à travers une observation quotidienne de la vie des gens. Chaque jour, je consacre trois heures à cette pratique, cherchant à comprendre ce que les gens font et les nouvelles logiques émergentes. J'ose extrapoler ces observations pour envisager des scénarios futurs, sachant pertinemment que rien n'est certain, mais convaincu qu'il est possible d'identifier des tendances qui indiquent vers quel type de futur hybride nous pourrions nous diriger.
Ce parcours a débuté en 2003, après une période sabbatique de deux ans qui m'a conduit à m'installer en Thaïlande, où je me suis marié et ai fondé une nouvelle famille avec la naissance de deux enfants.
Entre cryptonomadisme et enracinement dans le passé
Actuellement, ma vie incarne la modernité des nomades numériques. Avant la pandémie de Covid, je donnais plus de 100 conférences par an, ce qui témoigne de ma vie de cryptonomade. Aujourd’hui, plutôt ancrée dans la vie locale à Chiang Mai, je collabore officiellement avec un réseau cryptonomadique de langue chinoise, The Global Chinese Commons, et je contribue à une entité de recherche aux Etats-Unis, le Civilization Research Institute.
Parallèlement, je reste profondément enraciné dans le passé à travers la famille élargie de ma femme en Thaïlande, qui pourrait être comparée à une tribu, avec une structure familiale étendue typique du nord du pays.
Cela se traduit par une vie partagée entre un passé encore vivant dans la tribalité et une modernité thaïlandaise locale caractérisée par la consommation et le tourisme ainsi qu'une participation actives dans les infrastructures numériques qui esquissent déjà le monde de demain.Cependant, entre ces deux extrêmes, il y a eu un événement perturbateur : une "cancellation", une expérience qui mérite d'être discutée.
Annulation identitaire traumatique
En 2018, malgré mon inclinaison de gauche et mon pluralisme, j'ai été victime d'une annulation brutale. Je m'efforçais d'écouter et de dialoguer avec diverses opinions, porté par une idéologie qui prône l'émancipation humaine et la quête d'égalité. Pour illustrer la réalité de mon environnement, ma famille est multiculturelle, avec des enfants métis, et ma femme est thaïlandaise. Lors de notre mariage en Belgique, ma cousine a noté que seulement 15% des invités étaient blancs, ce qui témoigne de la diversité de mon cercle social. Dans ma jeunesse plus militante, j’avais beaucoup travaillé avec des réseaux anti-apartheid. Cela n’a pas du tout compté dans ma défense quand j’ai été accusé de tous les maux par les militants identitaires.
Cette annulation est survenue lorsque j'ai partagé une vidéo de Jordan Peterson dans mon groupe Facebook dans le but de le critiquer, soulignant la triste réalité que certains jeunes hommes se tournaient vers lui pour des conseils, faute de mieux, car selon mon commentaire, la gauche était trop politique, en délaissant les aspects plus existentiels de l'expérience humaine. Cependant, mon intention a été mal comprise, et j'ai été accusé de partager le contenu d'un fasciste, malgré ma conviction que Peterson n'est pas fasciste, mais un libéral classique, conservateur sans aucun doute, mais opposé au totalitarisme.
Ces accusations et malentendus m'ont profondément affecté. Mes tentatives de discussion ont été rejetées sur la base de mon identité : blanc et masculin, et donc présumé misogyne, de droite, fasciste, raciste. On me disait tout à fait franchement que je n’avais pas droit à la parole, vu mes caractéristiques biologiques !
Ces attaques ont eu un impact considérable sur moi. Le conflit s'est intensifié au point où des individus ont cherché à contrôler mon groupe Facebook, mon wiki, et à m'expulser de mes propres plateformes. J'ai également perdu tous mes financements.
Cet épisode a été traumatisant, m'obligeant à repenser mes engagements. J'ai été déçu par le changement perceptible dans la gauche, qui s'était éloignée des principes rigoureux de mes professeurs marxistes d'autrefois. Cette gauche moderne semblait renoncer à la rigueur intellectuelle pour une approche sectaire, me faisant remettre en question mon engagement.
En réponse, j'ai d’abord consacré trois ans à l'étude approfondie de l'identitarisme, lisant des auteurs tels que James Lindsay, les théories de Judith Butler, les ouvrages controversés de Kendi et les analyses de Braunstein en France, ainsi que Mathieu Bock-Côté, toute la palette, pro ou contre. J'ai cherché à comprendre la logique interne de ces idéologies tout en les rejetant, les considérant comme des manifestations d'un empire occidental déclinant et d'une classe managériale en crise. Convaincu qu'une simple opposition ne suffisait pas, j'ai entrepris de me renouveler en me plongeant dans la lecture des macro-historiens à partir de 2020.
Macro-histoire et transcendance immanente des communs
Durant la période du Covid-19, qui a imposé des restrictions de voyage, je me suis trouvé dans une situation inattendue de confinement en Thaïlande, où les mesures étaient plus strictes qu'en Occident. J'ai respecté la quarantaine, porté des masques et reçu les trois vaccins en suivant les protocoles sanitaires. Malgré une certaine critique croissante en raison des textes scientifiques que j’ai pu lire après coup sur le bien-fondé de ces politiques sanitaires liberticides, cette période m'a beaucoup apporté. J'ai consacré mon temps à la lecture d'œuvres de macro-historiens tels que Spengler, Toynbee, Quigley, Sorokin et Teilhard de Chardin, ainsi que Wallerstein, Braudel et des auteurs néomarxistes qui se penchent sur des explications systémiques de l'histoire.
Je suis actuellement à un tiers de mon programme de recherche, qui pourrait s'étendre sur dix à vingt ans, mais les connaissances acquises m'ont déjà énormément enrichi dans ma compréhension des dynamiques historiques. Cela m'a conduit à élaborer une théorie de changement basée sur la "pulsation des communs", soulignant le rôle spécifique des institutions des communs dans les transformations futures.
Mon parcours, jusqu'à présent, reflète une jeunesse difficile, une période de réaction marxiste, une quête psychologique et spirituelle, suivie d'une phase de créativité entrepreneuriale. Ensuite, mon engagement activiste dans les domaines du pair-à-pair et des communs a été consolidé au sein de la P2P Foundation, jusqu'à mon annulation en 2018. Depuis 2020, j'ai entamé une réorientation idéologique, historique et philosophique.
Je crois fermement que les polarités politiques de gauche et de droite existent et sont même ancrées biologiquement. Cependant, je constate qu'il y a eu un renversement des rôles où la gauche identitaire actuelle semble agir et penser comme la droite des années 50. Ce renversement demande à être compris de manière approfondie et documentée.
Je préconise une approche intégrale, qui cherche à comprendre et à inclure les perspectives de la gauche et de la droite, en suivant le principe de "transcend and include" de Ken Wilber. Cela me rappelle la démarche de Saint Paul, qui a su intégrer sa judaïté avec l'hellénisme, créant un christianisme médiéval hybride. De la même manière, je continue à lire des auteurs de gauche et marxistes, tout en tenant compte de l'influence de la classe, de la culture et d'autres facteurs sociaux.
Je recherche une compréhension globale, qui dépasse la formation de masse où l'on se regroupe avec ceux qui partagent nos idées pour rejeter les autres, et s'oriente vers une formation de groupe basée sur l'établissement de relations de confiance et sur la construction de biens communs, inspiré par mon compatriote Matthias Desmet. Cette approche vise à transcender les petites différences et à se focaliser sur des objectifs communs, comme le fait l'open source, pour aller au-delà des clivages politiques ou idéologiques, et à travailler dans un esprit de service à un bien plus grand que les intérêts individuels.
Les communs, dans cette optique, deviennent une forme de transcendance immanente, une voie accessible pour coopérer sans imposer l'uniformité des croyances ou des spiritualités. C'est une double transcendance que je juge nécessaire : celle des communs pour la coopération concrète et celle de la liberté de recherche individuelle, tout en préservant les diversités qui caractérisent notre société occidentale. Et cela n'empêche aucunement une orientation vers la vraie transcendance.
Propos recueillis le 8.01.2024
Michel’s Substack: Fourth Generation Civilization
Il serait intéressant d’arriver à dégager ses intentions