Jean Bédard est essayiste, romancier, conférencier et philosophe. Il a publié une vingtaine d’ouvrages qui ont obtenus de nombreux prix. Jean Bédard est également le fondateur avec son épouse de la ferme Sageterre.
Son dernier ouvrage “Grimper sur des lambeaux de lumière” est une autobiographie (Léméac - 2023).
Dans vos publications, vous évoquez l’émergence d’une éco-humanité. Comment la définissez-vous ?
Tout d'abord, le terme "émergence" est essentiel, car ce phénomène se développe depuis longtemps et a probablement toujours existé, même dans une société qui éprouve beaucoup de difficultés à collaborer. Je ne fais pas référence ici à la collaboration orientée vers la compétition, mais plutôt à une collaboration harmonieuse avec la nature, et entre nous, les êtres humains, ce qui est un défi pour l'humanité.
Pour moi, l'éco-humanité renvoie à un être humain "renaturé", qui a redécouvert sa capacité innée à collaborer, tant avec ses congénères qu'avec la nature. Cela se manifeste à travers plusieurs éléments.
Le premier est très matériel : nous redécouvrons notre dépendance extrême envers des éléments extérieurs – l'air, l'eau, la nourriture – qu'il convient de considérer dans cet ordre spécifique, symbolisant un gaz, un liquide et un solide. Notre survie dépend de ces éléments en des temps variés : quelques minutes sans gaz, un peu plus sans liquide, et bien plus sans solide. Cette prise de conscience de notre dépendance complète à la nature nous apporte humilité et lucidité.
Un autre élément fondamental est la prise de conscience que l'humain est, pour l'instant, le seul animal capable d'adopter des comportements écologiques. Aucune autre espèce ne le fait ; les renards, par exemple, mangeraient tous les lièvres jusqu'à leur propre extinction. L'être humain, armé de conscience et d'intelligence, peut maîtriser ses outils de pouvoir pour contribuer à l'équilibre écologique, et non l'inverse.
Un aspect très affectif est également crucial. Il est impossible de développer une éco-humanité sans un amour des animaux et des plantes et sans la capacité de transcender nos peurs de la mort. Plutôt que de craindre la mort elle-même, nous devons surmonter la peur de l'idée que nous nous en faisons, car c'est cette idée, et non la mort en tant que telle, qui nous angoisse.
Un autre point important est la reconnaissance de l'intelligence inhérente à la nature, une intelligence qui opère selon les mêmes principes mathématiques que ceux découverts par l'homme, comme l'ont montré les travaux de Newton, Pythagore ou Planck. Notre intellect est de même nature que celui de la nature elle-même.
Enfin, il est essentiel de percevoir la nature comme une œuvre d'art, non pas simplement comme une ingénierie extraordinaire, mais comme une entité cherchant à se révéler pleinement à l'être humain. Un arbre, par exemple, ne vise pas seulement à communiquer, mais à se donner entièrement. De même, à travers l'œuvre de Mozart, nous ressentons sa présence. Cette perception nous confère une profonde confiance en la nature, car, en fin de compte, mourir est un acte de foi envers la nature, un abandon de notre esprit entre ses mains. Cette confiance ne peut exister sans avoir ressenti la présence intrinsèque dans la nature.
Ces éléments constituent l'éco-humanité que l'on retrouve dans la philosophie occidentale féministe et dans les philosophies autochtones de la participation. Cette compréhension a traversé les âges, présente chez des penseurs comme Pythagore et chez des femmes influentes telles qu'Hypatie d'Alexandrie, qui a compris non seulement que le soleil était au centre de notre système mais aussi que l'ellipse était la forme parfaite, et non le cercle. Ces idées ont accompagné notre culture et continuent d'émerger chez de nombreux jeunes que j'enseigne à l'université et que je vois à Sageterre, notre écovillage.
Quels sont les nouveaux savoir-être de cette éco-humanité ?
Je dirais que le premier et le plus important des savoirs, que l'on retrouve déjà chez les très jeunes enfants, est la conscience de notre ignorance. Lorsqu'on parvient à mesurer l'étendue limitée de nos connaissances face à l'immensité et à la complexité de l'univers, nous accédons à un savoir fondamental. Un enfant qui s'émerveille devant une fourmi escaladant une vitre touche du doigt cette ignorance qui nous habite tous.
Le deuxième savoir est la compréhension de notre co-naturalité, c'est-à-dire la reconnaissance que notre nature et la nature environnante sont intrinsèquement liées. Cela semble évident, mais c'est une réalité difficile à appréhender pour quiconque est aveuglé par l'orgueil d'une science dominatrice. Nous ne dominons pas la nature ; nous en faisons partie et nous lui appartenons.
Le troisième savoir concerne l'angoisse de la mort, un point crucial selon moi. Si l'humain ne parvient pas à affronter cette angoisse, il adoptera une attitude dominatrice, perpétuant ainsi la culture de domination dans laquelle nous vivons. Il doit comprendre que ce qui meurt en lui permet la naissance de quelque chose de nouveau. L'oiseau émerge du nid et de l'œuf, mais il n'est ni l'un ni l'autre. Ce qui donne naissance nous prépare à notre propre renaissance, une renaissance que nous percevons comme immortelle, à l'image de la nature. J'ai redécouvert ce savoir plus tard dans ma vie, bien que je l'avais intuitivement compris dans mon enfance. Je savais instinctivement que j'étais immortel, que la vie me procurerait une naissance semblable à celle de l'oiseau qui quitte le nid. Je suis conscient aujourd'hui que le nid ou l'œuf qui m'a donné vie périra, mais pas moi.
Ces trois savoirs diffèrent radicalement : la reconnaissance de notre ignorance, la compréhension de notre lien indissoluble avec la nature et la confiance en une forme d'immortalité qui nous donne foi en la vie. La nature n'est pas un absurde hasard qui donne naissance à la conscience pour ensuite exterminer froidement toute vie consciente. C'est une vision du monde insoutenable, engendrant des angoisses profondes qui incitent à dominer et à détruire la nature.
À l'heure actuelle, on enseigne aux jeunes qu'ils vivent dans un monde dépourvu de sens, promis à l'extinction après un "Big Freeze". Cette vision nihiliste est intolérable ; elle nourrit le désespoir et encourage la destruction de la nature. Si l'humain détruit la nature, c'est parce qu'il est animé par une forme de désespoir suicidaire, lié à une perception erronée et absurde du monde. Pour s'en affranchir, il doit embrasser un nouveau savoir : la nature possède un sens profond et nous sommes appelés à nous réconcilier avec elle.
Quelles sont les pistes d’action pour participer à l’émergence de l’éco-humanité ?
Pour moi, la première étape est l'engagement dans une véritable rencontre avec la nature. Atteindre une vision spirituelle de la nature nécessite de ne pas brûler les étapes. Si la rencontre reste théorique, elle ne s'ancrera pas dans la réalité. Une véritable rencontre doit être à la fois physique, affective, intellectuelle, esthétique, et spirituelle. Elle débute par une immersion authentique dans la nature.
Personnellement, j'ai vécu pendant deux ans en forêt, y construisant mon camp. Cette expérience a été fondamentale pour moi, débutant par une rencontre physique, puis rapidement devenant affective. J'ai découvert que la nature n'est pas cruelle, contrairement à une idée reçue. Lorsqu'on est véritablement au cœur de la nature, on ne ressent pas sa cruauté.
Exigeante, oui, mais pas cruelle. Elle est plutôt comme une mère généreuse et affectueuse, ce qui permet de transcender la peur.
Quand la peur disparaît, on se sent bien, voire très bien dans la vie. Cette étape a été cruciale pour développer une solidarité envers les autres êtres humains, me sentant aussi vulnérable qu'eux et prêt à me solidariser avec les plus fragiles, ceux qui sont dépourvus d'orgueil et les plus enclins à la solidarité nécessaire pour changer notre vision du monde. Cette solidarité est essentielle pour la transition vers une éco-humanité, en commençant par les plus vulnérables, car c'est à travers eux que le changement le plus profond peut émerger.
Vous préconisez une approche holistique des problèmes sociétaux. En quoi consiste-t-elle ?
Je suis convaincu qu'il ne faut jamais dissocier les multiples dimensions qui constituent notre existence : la vie concrète, la science, la philosophie, l'art, les compétences relationnelles et la spiritualité. Chaque dimension, bien qu'indépendante avec ses propres méthodes et approches, est cruciale pour l'équilibre humain. Prenons l'exemple de la science et des mathématiques ; elles diffèrent dans leurs méthodologies, les mathématiques pouvant se contenter de l'abstraction loin de toute réalité tangible, tandis que la science recherche la correspondance avec le réel.
Chaque domaine, qu'il soit philosophique, artistique ou spirituel, doit être respecté pour sa singularité. Cependant, une personne ne peut se cantonner à un seul de ces aspects. Être uniquement scientifique, mathématicien, spirituel ou artiste crée un déséquilibre, une forme de monstruosité. Un être humain doit cultiver chaque facette de son existence : être capable de jardiner, de s'aventurer dans la forêt, de saisir les bases des mathématiques et de comprendre les principes scientifiques.
L'approche holistique, telle que je la conçois, vise à développer un être complet, intégrant toutes les dimensions pour éviter de devenir un "monstre". Je me méfie des individus qui se prétendent spirituels mais qui n'ont aucune culture scientifique. Il est essentiel d'avoir au moins une connaissance de base en science et en mathématiques, même si notre inclination est artistique.
Cette vision holistique doit imprégner notre manière de comprendre et de traiter les problématiques humaines. Il ne s'agit pas de cloisonner les compétences, mais plutôt de les intégrer pour aborder les problèmes de manière globale et transversale. Pour moi, cela relève de la sagesse, à l'image de Pythagore qui possédait des connaissances et des expériences dans toutes les dimensions, y compris artistiques comme la musique.
De même que l'on cherche à développer une plante équilibrée et non déséquilibrée par un excès d'azote, ou qu'on travaille à équilibrer toutes les dimensions d'un cheval, l'être humain doit se développer harmonieusement.
Cependant, il est important de ne pas confondre les domaines : la science reste la science, la spiritualité reste la spiritualité, et les arts restent les arts. Tout en respectant la spécificité de chaque domaine, un être humain doit aspirer à un développement équilibré pour atteindre une véritable sagesse.
Quelle est votre expérience de place accordée à la philosophie et à la métaphysique dans nos sociétés ?
Il est primordial de reconnaître que l'être humain est naturellement enclin à se questionner sur son existence. Ces questions existentielles surgissent dès l'enfance, comme l'illustre la curiosité d'un enfant face à la mort de son chien ou à l'immensité étoilée d'un ciel nocturne.
Ce qui est particulièrement préoccupant dans notre ère contemporaine, c'est le rejet des questions existentielles au profit d'une exclusivité accordée aux questions scientifiques. La science ne détient pas le monopole de la vérité. Des réponses aux questions existentielles peuvent être trouvées en dehors des méthodes scientifiques, grâce à la philosophie et à la métaphysique, qui possèdent leurs propres voies d'exploration.
Dire que les questions existentielles sont sans réponse est aussi absurde que de dénigrer la science pour ne pas avoir encore trouvé une "équation absolue". Tout comme la science progresse malgré des mystères irrésolus, les questions existentielles méritent d'être posées et explorées.
L'école, cependant, tend à marginaliser ces interrogations, ce qui est une grave erreur. L'incapacité à vivre et à progresser à travers ces questions peut engendrer une accumulation d'angoisse, dont la seule réponse proposée est souvent médicamenteuse. Pourtant, les angoisses existentielles ne peuvent être résolues par des pilules.
La reconnaissance et la légitimation des questions existentielles sont donc essentielles. La mise à l'écart de la métaphysique dans la société moderne est, à mes yeux, une tragédie. De nombreux étudiants et individus que j'accompagne en tant que travailleur social sont hantés par des angoisses existentielles, résultat d'un éveil profond de la conscience qui ne saurait être apaisé uniquement par des médicaments.
La principale cause du suicide est l'anomie, une crise des valeurs et un rejet des questions existentielles, ce qui ne peut être résolu par une approche purement psychologique. La philosophie et la psychologie doivent converger pour soutenir les personnes dans leur quête existentielle ayant des répercussions psychologiques.
L'approche holistique que j'ai décrite vise à ne pas segmenter les différents aspects de l'existence. Dans l'Antiquité, des lieux comme l'école de Pythagore ou celle de Platon permettaient d'aborder toutes les questions dans un cadre intégré. L'importance d'être en contact avec la nature, par exemple, était reconnue, et toutes les questions étaient considérées comme légitimes, qu'elles soient mathématiques, scientifiques ou existentielles.
Aujourd'hui, il est rare de trouver un espace où toutes les formes de questions peuvent être exprimées et explorées. Pourtant, une personne qui accompagne autrui devrait être capable d'entendre et de guider à travers toutes ces dimensions. C'est le retour à une éducation humaniste, offrant une culture générale étendue pour une vie plus équilibrée et sage.
En évoquant l'éco-humanité, j'aurais tout aussi bien pu parler d'humanité dans son sens le plus large, insistant sur la nécessité de cultiver toutes les facettes de notre être pour vivre pleinement.
Propos recueillis le 30 novembre 2023
La Nature est notre Amie et notre protection et nous la mutilons.