Créer des lieux vivants de reliance citoyenne et d'innovation sociale
Entretien avec Elisabeth Sénégas
Elisabeth Sénégas a fondé "La Chimère Citoyenne” à Grenoble en 2007, un lieu ouvert à tous, consacré à l’échange entre citoyens ainsi qu’à la prise d’initiative. Une aventure qu’elle décrit dans son livre “Manifeste du bricolage social” (Editions Ségolène, 2022). Elle est également à l’origine de l’Université Terrain Edgar Morin (UTEM) à Grenoble inaugurée en novembre 2023.
Avec les facilités offertes par la communication numérique pourquoi les lieux physiques sont-ils importants ?
Mon attention se porte sur les individus en difficulté, souvent perdus dans un dédale de services fragmentés - logement, emploi, et autres - tous administrés par des clics impersonnels. Cette déshumanisation est mortelle. Elle détruit à la fois l’« allocataire » et le professionnel, tous deux assoiffés de sens et de connexion. Cette souffrance collective bouleverse profondément notre existence.
Pourtant, même en l'absence de réponses immédiates face à autrui, il reste une force indéniable : l'énergie de la vie elle-même. Qu'elle se manifeste à travers la colère ou la douleur, elle n'est pas vaine. Il y a toujours quelque chose à sauver, à transformer. En reconnaissant cette énergie, nous pouvons agir et faire une différence.
Comment est née « La Chimère Citoyenne »?
Notre histoire commence en 2007 avec une première association, Entr’Actifs, à Voiron, puis une seconde, Dialogues, à Grenoble en 2014 plus connue sous le nom de La Chimère Citoyenne. Dès notre fondation, nous avons l’immense plaisir de rencontrer Edgar Morin, qui est devenu notre parrain et le reste encore aujourd'hui. Inspirés par ses écrits dès les années 90, qui préconisaient la création de maisons de solidarité, nous avons pris l'initiative audacieuse de vouloir concrétiser la première d’entre elles. Ce n’est finalement qu’aujourd’hui que vient cette ambition de créer des maisons de la solidarité.
Edgar Morin envisageait ces maisons comme des centres de crise, des lieux où services publics et grandes associations dédiées aux détresses humaines seraient regroupés. Cependant, nous avons rapidement compris que la simple cohabitation de services et d'associations dans un même lieu ne garantissait pas une véritable coopération. Deux idées fondamentales nous ont guidés : d’abord, la collaboration ne se décrète pas, elle se construit. Ensuite, il est crucial de dépasser l'entre-soi pour englober toute la société, bien au-delà des publics habituellement ciblés comme les personnes âgées ou handicapées. Nous soutenons l'idée que nous sommes tous vulnérables et mortels, un point que Edgar Morin souligne souvent, rappelant que cette commune humanité devrait nous inciter à la fraternité.
Ainsi souhaitons-nous contribuer à faire naître ces maisons de la solidarité et de la fraternité, ce qui nous guide depuis lors. Notre relation avec Edgar Morin, jalonnée de discussions épisodiques et d'un soutien mutuel lorsqu'on sollicite son aide, est précieuse. Grâce à sa présence, notre cause a gagné en visibilité et en écoute.
Il y a deux ans, il m'a également encouragé à écrire le "Manifeste du bricolage social". Comme beaucoup de personnes dans l’action je ne prenais pas le temps et sous-estimais l’importance de l’écriture, ne serait-ce que pour laisser une trace. Cela m'a pris du temps pour atteindre une certaine sagesse, malgré mon âge. L'action et la réflexion vont de pair, mais il m'a fallu un moment pour me poser et réfléchir par écrit à nos actions des 16 dernières années.
Quels enseignements tirez-vous de cette expérience ?
Aujourd'hui, après 16 ans, nous avons établi plusieurs principes directeurs qui définissent ce que nous entendons par un lieu vivant.
La signification du lieu est indéniable, mais la posture de l'accueillant, qu'il soit bénévole ou professionnel, est d'une importance capitale. Pour illustrer, prenons l'exemple d'un directeur de service social confronté à un homme agité et en colère. Face à un protocole rigide, une jeune femme non formée opte pour une réponse spontanée et humaine : elle offre à l'homme un sandwich, apaisant ainsi la situation. Ce geste a démontré l'importance de la flexibilité et de l'humanité dans l'accueil, même dans les institutions les plus structurées.
La deuxième clé réside dans la capacité à embrasser l'imprévu, une notion chère à Edgar Morin. À Grenoble, notre philosophie est souvent vue comme radicale, car nous embrassons toute demande avec une réponse affirmative, reposant sur notre réseau solide et une structure organisationnelle horizontale. C'est cette reliance, établie sur 16 ans, qui nous permet de répondre et d'innover.
Lors du confinement dû au COVID-19, la décision gouvernementale d'isoler les aînés dans les EHPAD a eu des conséquences tragiques. En réaction, nous avons mis en place des ateliers de créativité, rassemblant professionnels et familles, ainsi que des experts divers pour débattre et trouver des solutions. Ces ateliers sont devenus un espace de dialogue et d'apprentissage, où même la douleur d'un directeur d'EHPAD a pu être exprimée et partagée.
Le troisième principe est d'agir en tant que médiateur. L'exemple du Chimère Café, où une femme SDF en fauteuil roulant s'est installée à proximité, illustre notre engagement dans la résolution de situations complexes. En médiant entre les services sociaux, la police, et la femme en question, nous avons démontré l'importance de la collaboration et de la recherche de solutions communes.
Le quatrième principe est d'expérimenter avec la créativité humaine. Un projet collaboratif entre une designer française et une designer du Burkina Faso, qui a débuté par une simple intention d'exposer dans une vitrine, s'est transformé en une initiative beaucoup plus grande et plus connectée, soulignant l'impact de la créativité collective.
Enfin, le dernier principe évoque la nécessité d'un espace, tant physique qu'intérieur, pour la rencontre et l'échange. L'importance de travailler sur soi est soulignée, reconnaissant que le défi le plus grand est souvent notre propre développement personnel.
L'ouverture de lieux vivants nécessite une volonté politique forte. Mon expérience personnelle, où mon départ d'un emploi conventionnel a été soutenu par un conjoint compréhensif, met en lumière la difficulté de poursuivre des valeurs sans soutien matériel. Il est essentiel de convaincre les services publics de la valeur du travail transversal et de l'innovation sociale.
Ces principes ne sont pas seulement des idées, mais des actions concrètes qui définissent notre engagement envers la communauté et l'innovation sociale.
Quelle a été la genèse de l’Université de Terrain Edgar Morin (UTEM) ?
Agir, c'est à la fois comprendre et réfléchir, une dualité qui caractérise notre démarche. Avec une communauté de 700 personnes qui suivent nos lettres mensuelles, notre initiative est vivante et dynamique, bien que tous ne soient pas des membres actifs. Cette participation illustre l'engagement et l'intérêt pour notre cause.
Nous opérons sur le principe d'accueillir toute proposition, qu'elle soit une envie spontanée ou une soirée musicale planifiée, nous ne disons jamais non. Cette ouverture crée un espace vivant et dynamique où les idées circulent librement. Notre approche est différente de celle d’autres organismes qui commencent eux-mêmes à remettre en question leur rigueur et à reconnaître la nécessité de se renouveler.
Notre philosophie est guidée par une vision de l'aventure plutôt que par des projets prédéfinis, inspirée par les idées de John Dewey. Nous valorisons le parcours et l'adaptation à l'imprévu plus que le résultat final, ce qui est souvent en contradiction avec les attentes administratives traditionnelles. Il y a une multitude de lieux bien vivants, mais qui ont du mal à tenir financièrement sans accepter de répondre à des appels à projets. Du coup ils perdent leur raison d’être et se retrouvent contraints de s’adapter pour répondre à la commande publique.
La dépendance financière est un piège pour de nombreux lieux, qui deviennent parfois stériles dès leur conception à cause des restrictions imposées par les sources de financement. En revanche, notre liberté vient avec un coût personnel. Pour rester indépendants, nous refusons de nous conformer aux exigences restrictives des dispositifs de financement.
Dans l’effort de transmission qui me motive actuellement, je veux mettre l’accent sur cette question du lâcher-prise comme alternative aux logiques de maîtrise. Des professionnels existent, nous devons leur accorder notre confiance, nous éloigner des processus qui enferment le professionnel et l'usager dans des réponses standardisées inappropriées, créant de la frustration des deux côtés.
L'expérience du confinement a stimulé la création d'ateliers de réflexion, transformant une tragédie personnelle en une question sociétale. Grâce à la collaboration avec des experts, notamment du centre de recherche en économie de Grenoble, nous avons produit un document de recherche approfondie sur la gestion des EHPAD qui nous a permis de comprendre que nos EHPAD ne cherchent pas à répondre à des besoins humains. Ce qui importe c’est le temps minimal qu’il faut pour faire manger une personne, faire sa toilette, etc.
Nous avons évolué vers la création de l'Université de Terrain Edgar Morin, s'appuyant sur la pensée complexe, mais sans prétendre à l'expertise absolue. Nous nous concentrons sur les principes fondamentaux comme la reliance, l'accueil, la gestion des antagonismes et la recherche de complémentarité.
L'Université de Terrain Edgar Morin (UTEM) s'ancre dans la réalité en partant des interrogations et des défis que nous rencontrons. Elle rassemble des experts, souvent membres de notre réseau, pour aborder des sujets pertinents. Nous lançons un cycle sur l'économie avec l'association française d'économie politique, AFEP, qui vise à éduquer les étudiants et les citoyens sur la diversité des perspectives économiques, au-delà de la vision dominante.
Pour rendre l'économie accessible et engageante, nous commençons par des événements festifs, comme un cycle de cinéma, et une session avec Ken Loach en visioconférence pour que chacun se sente légitime dans la discussion économique.
En définitive, notre action est une danse entre la libération des contraintes financières et administratives et l'engagement passionné dans les questions sociales, tout en maintenant un esprit d'aventure et de découverte constant.
Quels sont les programmes offerts par l’UTEM ?
Notre initiative a diversifié ses méthodes d'engagement en organisant des ateliers et des dialogues ouverts qui attirent des groupes de 20 à 25 personnes et des dialogues plus larges accueillant entre 80 et 100 participants. Après le Covid, ces espaces sont devenus particulièrement précieux pour les étudiants en difficulté, comme pour un doctorant qui a trouvé un nouveau souffle grâce à nos rencontres.
Etienne Klein, un nom bien connu dans le domaine scientifique et philosophique, a participé à l'un de ces dialogues. Au lieu d'une conférence traditionnelle dans un amphithéâtre, il s'est joint à nous dans un cadre plus intime et interactif, sans préparation, pour un échange de 40 minutes. Son approche accessible a grandement contribué à la réussite de l'événement et a encouragé un doctorant à organiser une série sur la science.
Nous organisons également des conférences en invitant des experts comme Pascal Roggero de l'université de Toulouse, qui est reconnu pour sa capacité à enseigner et à transmettre la pensée complexe de manière pédagogique. Il prévoit de revenir à Grenoble pour donner des cours similaires à ceux qu'il propose à Toulouse, renforçant ainsi les liens avec la communauté académique.
L'Université de Terrain Edgar Morin (UTEM) a été lancée en novembre 2023 et représente un développement récent de notre projet. Cette université symbolise notre engagement continu à promouvoir la réflexion, la pensée complexe, l'échange et l'apprentissage au sein de notre communauté.
Un dernier message pour les lecteurs ?
Je dois dire que rien de tout cela n'aurait été possible sans les autres. Depuis vingt ans, ma force réside dans le soutien d'une multitude de personnes issues de milieux extrêmement variés. Sans elles je ne serais pas là où je suis aujourd'hui. Ce voyage continue, et j'ai appris à naviguer dans ces eaux avec aisance et sans complexe. Je suis toujours là pour ceux qui ont besoin d'aide, prête à répondre lorsque l'on fait appel à moi, rappelant que je n’ai pas toutes les réponses, souvent pas même les compétences, mais qu’il y a les autres. Nous ne sommes pas seuls.
Mon chemin a été jalonné par de nombreuses rencontres, mais tout a commencé avec Edgar Morin en 2007, qui a accepté d'être présent, de dire oui, d'être là pour moi. C'est cette solidarité qui m'a porté jusqu'ici.
Propos recueillis le 29.02.2024
Site internet de La Chimère Citoyenne