De l'entreprise à l'entredonne à l'aube de la civilisation de la Vie Une
Entretien avec Olivier Frérot
Olivier Frérot, conférencier, consultant et auteur est le créateur de Philométis qui conseille différents organismes en articulant la philosophie, le management et la stratégie. Son dernier livre “Comprendre la nouvelle dynamique de l’humanité” est paru en 2022.
Dans votre ouvrage “Comprendre la nouvelle dynamique de l’humanité”, vous évoquez l’émergence d’une nouvelle civilisation de la Vie Une. Quelles sont ses grandes caractéristiques ?
La civilisation occidentale techno-scientifique est fondée sur la rationalité alors qu’avec la civilisation de la Vie Une c’est la relation et le ressentir qui priment sur la pensée. Il s’agit de prendre soin de la qualité des relations, celle des humains entre eux, dans leurs différences, mais aussi les relations avec tous les autres êtres vivants.
La civilisation de la Vie Une est celle du lien, de l’unité de tous les vivants au sein d’une même Vie qui nous relie et qui intègre la relation et le sentir.
La tradition occidentale depuis les Grecs puis la modernité ont conduit à une ère de la séparation. Or nous ne pouvons plus vivre séparés ni intérieurement ni avec toutes les autres entités du monde. La civilisation de la Vie Une est celle du lien, de l’unité de tous les vivants au sein d’une même Vie qui nous relie et qui intègre la relation et le sentir.
Aujourd’hui, nous observons une convergence entre les découvertes scientifiques comme celles du génome ou de l'origine de la vie sur la Terre et les mythes décrivant cette unité entre les animaux, les plantes et les humains.
Quels sont les signes observables de l’émergence de cette nouvelle civilisation ?
Il y a de multiples initiatives qui peuplent notre vie singulière et notre vie collective.
Des entreprises que je propose d’appeler « entredonnes » où l’on cherche à faire ensemble au service de la qualité des liens et non pas pour augmenter la quantité des produits.
Beaucoup d’écolieux et de tiers lieux de différentes formes sont créés, aussi bien dans le rural, l'urbain, que dans le périurbain, et cela dans le monde entier.
Il y a aussi un intérêt de plus en plus marqué pour les savoirs ancestraux des peuples premiers qui ne sont pas fondés sur la puissance de l'objectivité, comme la science dite moderne, et qui inventent des chemins de survie dans l’incertitude croissante du monde et qui peuvent devenir de véritables chemins de vie.
En métissant nos connaissances, entre la science et les savoirs ancestraux et dans l'accueil des uns et des autres, de nouvelles solutions peuvent émerger pour aborder des crises systémiques comme celle du climat.
Qui sont les acteurs favorisant ce changement de paradigme ?
Déjà tous ceux et celles qui changent leur mode de vie pour porter attention aux relations aux autres.
Il y a ces dirigeants d'entreprises « entredonnes », qui ne voient pas leurs entreprises comme un centre de profit financier, mais d'abord comme une communauté humaine, et même plus qu'humaine avec les vivants-autres-qu’humains, et qui font des choses pour le bien d'autrui. Ils inventent des façons de faire ensemble au niveau managérial, au niveau de la gouvernance, pour que cette énergie de vie se déploie en chacun.
Il y a aussi des scientifiques qui n'en peuvent plus des blocages institutionnels, qui crient l’alarme, et qui proposent de nouvelles avenues pour une action collective véritablement responsable.
Dans les traditions religieuses instituées, c'est encore un peu timide, mais cela commence à venir. La dernière lettre du pape du 4 octobre est encourageante .
Et puis, bien sûr, il y a beaucoup de personnes qui inventent leur propre chemin spirituel dans cette veine écologique de la civilisation de la Vie.
Je parlais aussi de ces peuples premiers dont les savoirs ancestraux pénètrent les champs de la connaissance avec de plus en plus de force.
Il y a, me semble-t-il, un nombre croissant de signes de ce type à condition d'y être attentif.
Dans le nouveau monde que vous présentez, les entreprises deviennent des "entredonnes". En quoi sont-elles différentes des organisations actuelles ?
Ces « entredonnes » n'étant pas principalement des centres de profit, elles visent à augmenter la qualité des relations entre les collaborateurs et toutes les parties prenantes. Elles cherchent à maximiser la qualité relationnelle. Donc les valeurs les plus importantes sont des valeurs de type relationnel, et non pas rationnel.
Ces entreprises ont des patrons qui aiment les gens, qui aiment la vie et qui cherchent des chemins pour pouvoir déployer cette capacité d'amour, c'est-à-dire faire du bien dans les relations et devenir ainsi qui ils sont au fond.
L'argent est un moyen, il n'est pas la fin de l'entreprise. C'est un renversement qui tient du bon sens par rapport au capitalisme néolibéral. Dans mon livre « Vers une civilisation de la Vie : entreprendre et coopérer » j'ai proposé neuf valeurs émergentes qui permettent de faire en sorte que chaque personne puisse se déployer dans son individualité, que les communautés entrepreneuriales et les collectifs soient très créatifs parce que chacun peut donner le meilleur de soi dans l'interaction avec les autres en se métissant avec les autres afin d’être au service de beaucoup plus grand, de l'humanité, voire de toute la planète.
Dans ces dimensions et avec cette attention-là, les « entredonnes » proposent une façon de travailler ensemble bien différente des entreprises classiques.
Les entreprises avec lesquelles vous offrez vos prestations de conseil sont-elles réceptives à ce concept d’entredonne ?
Je travaille avec celles qui sont réceptives et intéressées ! Ce sont les lieux les plus créatifs aujourd'hui. Il s’agit de petites et moyennes entreprises de quelques dizaines voire centaines de personnes, parce qu'il faut que les relations soient sensibles et donc physiques. Si les structures sont trop grandes, qu’il y a trop de visioconférences avec un management trop vertical, cela ne fonctionne pas bien.
Ces entreprises ont des patrons qui aiment les gens, qui aiment la vie et qui cherchent des chemins pour pouvoir déployer cette capacité d'amour, c'est-à-dire faire du bien dans les relations et devenir ainsi qui ils sont au fond.
c'est bien cette qualité d’amour qu'il faut encourager parce que c'est là que se trouve aussi la joie de vivre, avec soi-même et avec les autres.
Ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, car la plupart des humains ont cette tendance-là. Mais dans la Modernité finissante, les dirigeants, notamment dans les institutions, ne sont pas vraiment comme cela. La pression sociale n’invite donc pas à montrer et à développer la qualité d'amour, mais plutôt celle de vainqueur et de dominateur. Or, c'est bien cette qualité d’amour qu'il faut encourager parce que c'est là que se trouve aussi la joie de vivre, avec soi-même et avec les autres.
Même si leur but n’est pas lucratif et que leur vocation est d'entredonner, ces organisations doivent être rentables pour durer. S’il y a des gains financiers, ils sont répartis de façon réellement équitable entre toutes les « parties participantes », y compris éventuellement les actionnaires, et il peut aussi y avoir des dons vers des associations qui viennent en aide aux humains ou aux autres vivants.
Propos recueillis le 23 octobre 2023.