Forteresse de droite ou communauté souveraine non-alignée, enjeux et perspectives pour l'Union Européenne
Entretien avec Edouard Gaudot
Edouard Gaudot, historien et spécialiste des affaires européennes, est conseiller politique et essayiste. Il enseigne l'Europe, l'écologie et la politique, et accompagne des projets européens sur la démocratie, la jeunesse et la citoyenneté. Son dernier livre “Les Sept Piliers de la Cité - Guérir la politique” est paru aux éditions Plon en septembre 2022.
Guerre en Ukraine, essor des BRICS, crises migratoires, énergétiques, économiques, quel est selon vous le principal enjeu pour le maintien de l’intégrité de l’Union européenne ?
L'Union Européenne avance et se forge dans les crises. Les crises sont des moments de choix et les réponses que nous apportons nous définissent.
Le principal enjeu pour l'Union européenne aujourd'hui, est de maintenir ce que l’on appelle l'esprit européen c’est-à-dire la capacité de compromis et de travail coopératif qui va bien au-delà du rapport de force auquel on se réfère communément dans les relations internationales et dans la politique classique.
L'Union Européenne est un projet politique, c'est quelque chose qui échappe, y compris à certains de ses partisans, qui continuent de penser que c'est juste un grand projet de marché commun, ou un projet pour augmenter les capacités de ses membres à peser dans la mondialisation. L'Union Européenne est un projet politique et j'y ajouterais une dimension spirituelle.
À la notable exception de la crise ukrainienne, depuis 2008 avec la crise des « subprimes », il y a une absence d'esprit européen dans les réponses aux crises.
Illustration des faillites de l’esprit européen : Lors la crise de l'accueil des migrants, l'Italie, dominée depuis un an maintenant par une coalition de droite radicale et d'extrême droite a demandé de l'aide au reste de l'Europe. Or une des raisons pour lesquelles l'extrême droite a autant réussi en Italie est que les Italiens se sont sentis trahis par leurs partenaires. Ils se sont sentis délaissés et abandonnés devant les vagues migratoires, devant cet accueil de pauvres, de gens qui demandent des ressources humaines, morales et financières pour les accueillir. Or, les autres pays, y compris les pays alliés théoriques de l'Italie, comme la Hongrie ou la Pologne (jusqu'à l'automne dernier), c'est-à-dire des pays qui sont dominés aussi par une droite radicale lui ont refusé toute solidarité sur ce sujet.
À la notable exception de la crise ukrainienne, depuis 2008 avec la crise des « subprimes », il y a une absence d'esprit européen dans les réponses aux crises. On observe soit la brutalité avec laquelle on a traité la Grèce, Malte ou l'Italie, et donc l'absence de solidarité, soit une espèce de chacun pour soi, dont je trouve la politique allemande extrêmement représentative. Qu'elle soit généreuse dans l'accueil des migrants ou intransigeante dans le fait de faire payer la Grèce ses dettes : c’est toujours du cavalier seul.
La crise ukrainienne nous touche directement parce que c'est une guerre à l'ancienne qui rappelle à l'Europe ses vieux démons. La guerre que mène Poutine en Ukraine est une guerre absolument abominable, qui n'a strictement rien à envier avec la façon dont Israël traite la bande de Gaza. Mais contrairement à ce cas délicat, il y a eu pour l’Ukraine une réaction immédiate. Au-delà des sanctions économiques contre la Russie, l’Union Européenne a aussi activé un statut qui n'avait pas été activé depuis sa création, qui est le statut de « protection temporaire » qui a permis de donner un statut d'accueil pour les Ukrainiens. L’Union européenne a montré qu'elle était capable encore de faire preuve d'esprit européen.
Malheureusement, c'est une exception qui confirme la règle, si on considère la crise de l'accueil des migrants, le traitement du conflit israélo-palestinien, ou bien encore la capacité de l’Union Européenne à répondre aux exigences du Green Deal.
L’organisation et la gouvernance de l’Union européenne sont-elles adaptées pour faire face à ces nombreux défis ?
Absolument pas, en raison de trois grands problèmes.
Le premier problème est institutionnel et double. Il n’y a pas d'exécutif au sens propre du terme et les prises de décisions à l’unanimité, qui sont la règle pour les affaires étrangères, peuvent être facilement bloquées.
La Commission européenne est surtout une administration supranationale qui n'est pas équipée pour répondre aux crises, c’est-à-dire aux situations qui ne sont pas prévues par les traités dont elle a la responsabilité. Elle a le monopole de l'initiative législative, mais quand elle en prend c’est soit en raison d’un intérêt européen évident, soit parce que les États (voire le Parlement) lui ont demandé de le faire.
Le Conseil européen qui est l’organe des chefs d’État et de gouvernement siège au plus haut niveau, mais ne rend compte qu’aux représentations nationales (et encore). Il fonctionne à l'unanimité pour tout ce qui est de l'ordre de la politique étrangère, ce qui entraîne des situations typiques de veto où un seul pays peut prendre tous les autres en otage de ses propres intérêts.
Le deuxième problème est lié à des réflexes de gestion de politique intérieure, car les gouvernements, soumis à des élections permanentes à l’échelle européenne, sont toujours sous la pression de paraître défendre leurs intérêts nationaux plutôt que de préserver l’esprit de coopération européen.
Nous avons donc des problèmes institutionnels, politiques et démocratiques qui sont extrêmement liés.
Le troisième problème est démocratique, car l'Union Européenne est une démocratie inachevée. Elle n'est pas antidémocratique, mais elle prend parfois des décisions non démocratiques. Elle n'est pas non plus totalement démocratique, même si parfois elle a des procédures très démocratiques. C'est le problème de son hybridation institutionnelle et cela m'amène à ce qui définit une démocratie : la capacité à reconnaître d'un point de vue communautaire un défi commun et à choisir en commun les moyens d'y répondre.
Les élections européennes ne sont pas véritablement européennes, car elles se font dans un cadre national. Pour qu'elles soient véritablement européennes, il faudrait que nous ayons la possibilité d’avoir des discussions vraiment transnationales, c'est-à-dire avec des listes transnationales. Mais les États ne veulent évidemment pas de tout ce qui pourrait les confronter à une autre forme de légitimité démocratique que la leur. Pour cette raison outre qu’il n'y a pas vraiment de contrôle démocratique du Conseil européen, le Parlement européen est limité, car il n'a pas le droit d'initiative, ne lève pas l'impôt et malgré son contrôle de la Commission européenne, il n’assume pas toujours de la renverser.
Nous avons donc des problèmes institutionnels, politiques et démocratiques qui sont extrêmement liés.
Après le Brexit peut-on envisager la sortie d’autres pays membres ?
Il n’y a pour le moment aucune chance que cela arrive. On prend toujours des risques à prophétiser le futur, mais la plupart des partis qui prônaient une sortie de l'Union européenne, par exemple le Nexit au Pays-Bas, l'Italexit en Italie, le Polexit en Pologne et même le Frexit en France, ont soit disparu de la carte politique, soit ont complètement changé leur doctrine.
La raison objective, est qu'ils ont vu les impacts désastreux du Brexit en termes financiers, économiques et législatifs.
Je n’envisage pas vraiment de risque de Nexit, Frexit, Italxit, Polexit, mais plutôt le vrai risque d’une Europe de droite radicale où les gens comme moi (libéraux, écologistes, humanistes) n'auront plus que le choix entre l'Europe forteresse de droite ou pas d'Europe du tout.
D’un point de vue politique, la plupart de ces partis, d'extrême droite, de droite radicale ou nationalistes, ont surtout compris qu'ils avaient la possibilité de prendre le pouvoir dans l'Union Européenne et dans les pays membres. C'est ce qu’ils cherchent aujourd'hui. Non pour démanteler l'Union européenne mais pour lui donner une autre forme : la leur. À l’instar de la campagne transnationale de Marine Le Pen et Matteo Salvini en 2018 avec pour slogan « Nos idées arrivent au pouvoir en Europe », ces partis ont compris (plus vite que les partis pro-européens) que la politique transnationale permettait de renverser le rapport de force au niveau de l'Union européenne.
Je n’envisage pas vraiment de risque de Nexit, Frexit, Italxit, Polexit, mais plutôt le vrai risque d’une Europe de droite radicale où les gens comme moi (libéraux, écologistes, humanistes) n'auront plus que le choix entre l'Europe forteresse de droite ou pas d'Europe du tout.
Dans votre dernier livre “Les Sept Piliers de la Cité” vous proposez une nouvelle approche de la vie politique. Comment peut-elle s’appliquer à la crise que traverse l’Union européenne ?
Les trois piliers centraux présentés dans le livre sont l'économie vivante, le pouvoir du cœur et l'écologie de l'esprit.
L’enjeu principal pour les personnes qui sont dans les situations de décision et pour les Européens eux-mêmes est de sortir de cette polarité ami-ennemi qui est en train de nous tuer. Cette polarité ami-ennemi prend une ampleur absolument tragique et extrêmement dangereuse par exemple dans l'importation du conflit israélo-palestinien dans nos frontières parce qu'il ne peut plus y avoir que des ennemis. Vous êtes sommé de choisir votre camp. Vous êtes pro-Netanyahu ou pro-Hamas, pour la vitrification totale de Gaza et le massacre des Palestiniens ou pour les actes terroristes d'une barbarie innommable qui ont été commis par le Hamas. Il faut sortir de la polarité ami-ennemi en embrassant non plus la jouissance d'avoir des ennemis qui nous permettent d'avoir une vision simple du monde, mais la difficulté d'avoir des amis.
Pour l’Europe, la sortie des polarités serait par exemple une autre approche du monde comme celle du non-alignement de l'Union européenne. Un concept qui nous permettrait de sublimer les contradictions de l'autonomie stratégique et celles de l'indépendance et de la souveraineté.
Il s’agit également d’adopter l'écologie spirituelle, d’accepter la complexité du monde et de nous reconnaître dans une adelphité universelle qui va même au-delà de l'humanité pour englober toute la biosphère.
Enfin, nous devons quitter le modèle économique extractiviste d'exploitation à la fois des ressources humaines et des ressources naturelles, dont le principal objectif est de fabriquer du profit au détriment de toute externalité négative, c'est-à-dire de la planète, des hommes, des femmes, des animaux, des arbres, etc.
Pour l’Europe, la sortie des polarités serait par exemple une autre approche du monde comme celle du non-alignement de l'Union européenne. Un concept qui nous permettrait de sublimer les contradictions de l'autonomie stratégique et celles de l'indépendance et de la souveraineté.
C’est par exemple sortir aussi de la polarité stérile dans laquelle certains veulent nous faire entrer, qui est soit d’être aligné sur Washington, soit être un soutien de Poutine et de Xi. Dans un cas comme dans l'autre, on n'est pas européen. Poutine n'est pas une option. Washington n'en est pas une non plus. Même s’il se trouve que contre Poutine, Washington en l’occurrence est très utile. Par contre, sur d’autres sujets, il vaudra mieux être plutôt du côté indien ou brésilien que de celui de Washington.
Il faut que cette réflexivité, ce taoïsme en quelque sorte, soit à nouveau partie intégrante de notre expérience européenne. Il s’agit de remplacer la puissance brute par le pouvoir du rayonnement éthique.
Observez-vous des signes d’une évolution allant dans le sens des solutions évoquées dans votre dernier ouvrage?
Comme je l’ai écrit dans mon livre, nous sommes bien dans une décennie fasciste qui veut imposer par la violence symbolique ou physique une seule vision du monde. Un fascisme qui peut toucher absolument tout le monde en nous faisant entrer dans la polarité absolue. Comme celle par exemple de dire que Trump est formidable ou que Poutine est un grand homme. Je comprends très bien le rejet des forces obscures qui aujourd'hui s'expriment dans le capitalisme mondialisé, dans le complexe militaro-industriel américain ou ailleurs, mais ce n'est pas parce que ce sont nos ennemis que les ennemis de nos ennemis sont nécessairement des gens de bien.
Nous devons nous pénétrer de la nécessité de bien reconnaître les différences, les polarités opposées et donc justement d'essayer de leur trouver une résolution.
Le monde de demain doit se construire sur autre chose que sur le rejet de celui d'aujourd'hui.
Ce dont nous avons besoin n'est pas de l'alternance entre forces opposées, mais bien d'une alternative à ce jeu de polarités contraires devenu particulièrement toxique, car il refuse toute nuance et toute sortie du conflit qui n'annihilerait pas l'adversaire. Le monde de demain doit se construire sur autre chose que sur le rejet de celui d'aujourd'hui.
Dans les signaux faibles positifs, je vois le fait qu'il y a de plus en plus de gens qui considèrent que les choses ne peuvent plus continuer comme elles continuent et qui font les premiers pas de l'éveil. Malheureusement, ils ne font pas toujours les suivants, mais ils font au moins ces premiers pas qui sont précieux et qu'il faut les encourager.
La clé réside surtout dans le champ médiatique, et la nécessité d’y porter un rayonnement de lumière et de dépolarisation.
Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, parce que ce serait une façon de choisir un camp. Comme l’a écrit Gramsci « Au pessimisme de l'intelligence, j'oppose l'optimisme de la volonté ».
Propos recueillis le 31 octobre 2023.
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