NEMO SMI - Réformer le système monétaire international pour régénérer les communs
Entretien avec Jean-Christophe Duval
Chercheur indépendant en économie écologique, Jean-Christophe Duval est le concepteur de NEMO SMI, un système monétaire, bancaire et financier au service de l'humain, de la Terre et du vivant.
Comment est né NEMO SMI ?
NEMO SMI a émergé de la prise de conscience que notre système économique actuel est inadapté pour répondre aux enjeux majeurs de notre époque : la transition écologique et la préservation des conditions de vie sur Terre.
Malgré les objectifs de développement durable de l'ONU, les 17 buts à atteindre, et les accords de Paris de 2015 visant une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, les résultats sont loin d'être satisfaisants. Nous constatons un manque d'efficacité, une perte de temps, alors que 2030 approche rapidement. Plutôt que d'avancer, nous reculons.
Fort de dix années d'études en économie, après une carrière d'entrepreneur, j'ai choisi de délaisser plusieurs activités pour me consacrer à cette discipline, non pas pour un emploi, mais pour réformer le système. Ma conclusion est que notre infrastructure bancaire et financière, loin de ralentir, est conçue pour accélérer l'extraction de ressources. Demander à ce système de ralentir revient à essayer de freiner une voiture sans freins : plus on appuie, moins elle ralentit.
Quant à notre système monétaire, il repose sur la monnaie bancaire depuis 200 ans, une création principalement des banques commerciales. Ce n'est pas l'État, comme beaucoup le pensent, mais bien ces banques qui créent la monnaie lorsqu'elles accordent des crédits, créant simultanément une dette. Cette dette mondiale n'est pas un emprunt traditionnel, mais la contrepartie de l'argent créé par les banques. Pour saisir ce concept, il faut comprendre que la monnaie représente un solde positif et la dette un solde négatif.
Pour illustrer cette idée, utilisons la métaphore des trous : le niveau du sol représente le zéro comptable. Lors d'un crédit, la banque creuse un trou (dette) et élève une montagne (monnaie). Les entreprises utilisent cette monnaie pour opérer et, par la vente de biens et services, remboursent leur dette. C'est un cycle où l'endettement des uns favorise le désendettement des autres. C’est l’endettement des suivants qui permet le désendettement des précédents. Contrairement à une croyance répandue, ce ne sont pas les dépôts qui engendrent (permettent) les crédits, mais l'inverse. Les intérêts composés sur les crédits permettent l’existence et la rémunération des dépôts.
Si on envisage d'équilibrer tous les comptes, cela signifierait redistribuer toute l'épargne dans les dettes comme si les montagnes rebouchent les trous (- X + X= 0) la monnaie et la dette se neutralisent mathématiquement. Sans dette, il n'y aurait pas de monnaie. Les paradis fiscaux exacerbent ce problème, retenant les montagnes de monnaie et exacerbant les dettes. En plus, les intérêts composés obligent à creuser des trous de dettes toujours plus grands pour rémunérer l'épargne par le système d'intérêts contribuant à perpétuer ce système. C’est ce que j’appelle le « mythe de Sisyphe de la dette ».
Dans un contexte écologique, il est crucial de réaliser que les banques n'accordent des crédits que sous la condition de la rentabilité, qui est souvent synonyme d'extraction de ressources naturelles. Ainsi, chaque dette générée sous-entend une promesse d'exploitation future des ressources, pour transformer celles-ci en marchandises, actifs tangibles pouvant être vendus pour rembourser la dette. Cela crée un cercle vicieux où l'accroissement de la dette demande toujours plus de ressources naturelles, aggravant l'impact sur notre planète.
Cela nous oblige à creuser des trous de plus en plus profonds dans la nature pour combler des trous de plus en plus gros sur nos feuilles de comptabilité.
Ce dilemme, entre la nécessité de croissance économique dictée par la dette et les limites écologiques de notre planète, est le cœur du problème que NEMO SMI cherche à adresser.
Quelle est la vision proposée ?
Nous partons du constat que nous devons rembourser nos dettes, tant financières qu'écologiques, et nous offrons une solution pour les adresser simultanément. Il est essentiel de reconnaître que la monnaie bancaire, en place depuis 200 ans, est une convention humaine, déconnectée des lois de la physique. Contrairement à l'or, qui ne peut être créé, la monnaie sous forme de dette peut l'être aisément, c'est une simple convention comptable.
Nous suggérons alors que les banques centrales créent une monnaie sans dette, désencastrée des mécanismes actuels de crédit. Cette monnaie non endettée pourrait être allouée à des projets écoresponsables, tels que la dépollution des océans, la protection de la biodiversité, la régénération des espaces sauvages, et autres initiatives alignées avec les objectifs de développement durable de l'ONU.
En pratique, une institution internationale pourrait créer un label pour ces biens communs, englobant des activités non rentables financièrement, mais essentielles à long terme. Ces projets seraient financés par cette nouvelle monnaie, sous la surveillance d'un cahier des charges strict et des audits réguliers. Une fois validés, les banques centrales convertiraient des droits de tirage spéciaux écologiques, des "NEMO Green DTS", en monnaie nationale comme revenu pour les entreprises réalisant ces projets.
Traditionnellement, ces projets non rentables sont financés par l’impôt. Cela semble logique par habitude. Mais si l’on doit financer la régénérescence des communs par la fiscalité, cela revient à s’enfermer dans un mécanisme où le bien est tributaire du mal. La réparation des externalités négatives est financièrement tributaire des processus économiques qui les engendrent. Encore un mythe de Sisyphe économique.
Cette proposition implique de révolutionner le mandat des banques centrales, en introduisant une nouvelle manière de financer sans dette ni impôt la transition écologique et de réaliser les objectifs de développement durable. NEMO SMI promeut une forme de décroissance sélective : certaines industries doivent décroître tandis que d'autres, surtout dans les pays en développement, peuvent croître pour améliorer le niveau de vie.
Il ne s'agit pas de réduire notre niveau de vie dans le dénuement, mais de distinguer le nécessaire du superflu. On peut se passer de l'obsolescence programmée, de la consommation ostentatoire et du luxe inutile sans sacrifier la qualité de vie. C'est un réel débat idéologique qui remet en question la création de problèmes pour vendre des solutions, une économie qui prospère sur les conflits pour stimuler le PIB. Cela rejoint la vision d'auteurs comme George Orwell et les mises en garde d'Eisenhower contre l'influence pernicieuse du complexe militaro-industriel. Il faut dorénavant se rendre à l’évidence, pour produire de la fausse richesse, nous détruisons l’inestimable.
Dans cette optique révolutionnaire, on propose de financer directement des projets qui apportent des solutions durables et bénéfiques pour la société et l'environnement, sans créer de dette supplémentaire. Cela constituerait un revenu pour les entreprises qui participent à ces projets, assurant une forme de rentabilité écologique créée de toutes pièces, ou "ex nihilo". Tout en soldant des dettes à la fois privées et publiques par la logique du reflux monétaire. Ainsi, la monnaie sans dette est une arme de désendettement massive comme le dit Nicolas Dufrêne et quelques autres. Une sorte d’interrupteur comptable de la malédiction de la dette.
On allège nos dettes financières en même temps que l’on paye nos dettes à la nature.
Cette vision nécessite un changement de paradigme dans le fonctionnement de notre économie mondiale, où la création monétaire serait dédiée à des initiatives qui favorisent la régénérescence des communs et organise financièrement la décroissance dans les secteurs qui menacent notre avenir. Cela nous permettrait d'avancer vers un équilibre plus sain entre notre activité économique et les limites physiques de notre planète.
NEMO SMI préconise la décroissance.
Cela implique de transformer notre modèle financier qui est conçu pour accélérer. Il faut inventer le frein.
Pour cela, NEMO SMI propose la combinaison de plusieurs instruments. Comme la manipulation des taux de réserves obligatoires. C’est-à-dire le levier mathématique qui détermine la masse monétaire en fonction de la base monétaire. Manipuler à la hausse (coefficient multiplicateur) ce levier permettrait de restreindre la capacité des banques commerciales à émettre du crédit pour le marché. Idem pour les taux de fonds propres et les taux directeurs.
Aussi, nous pourrions envisager des taux verts et bruns pour déterminer les coûts des emprunts en fonction de critères RSE et ESG.
Pour finir, aménager des taux de fonte, c’est-à-dire une destruction monétaire sur les transactions. Cette fonte serait aussi pondérée selon des critères sociaux et écologiques. L’idée est d’éliminer de la monnaie aux endroits de l’économie où la nuisance est la plus forte. Incitant les agents à transformer leurs modèles productifs pour conserver leurs marges.
NEMO SMI envisage la monnaie comme un flux dynamique, où de la monnaie est créée en certains endroits et détruite en d’autres endroits. L’idée est de piloter dynamiquement la masse monétaire par ces divers leviers pour éviter inflation et déflation monétaire.
Mais comme l’inflation n’est pas que monétaire, le but de NEMO SMI est d’anticiper les éventuelles pénuries d’énergies ou alimentaires par la mise en place de stratégies de substitutions avant que les effets négatifs ne se produisent (chocs négatifs de l’offre).
Ces dispositifs innovants contribuent à placer les critères écologiques et sociaux au même niveau de priorité que les critères macroprudentiels, c’est-à-dire la préservation du pouvoir d’achat pour les produits essentiels, mais pas pour les produits superflus.
Quels sont les moyens présentés pour manifester cette vision ?
Nous avançons en terrain inconnu, et les débats autour des théories économiques contemporaines sont vifs. Parmi ces débats, certains s'orientent vers les cryptomonnaies comme les bitcoins, mais personnellement, je reste sceptique quant à leur capacité à répondre à nos problèmes fondamentaux.
Historiquement, on observe que les effondrements de civilisations surviennent lorsque l'élite refuse de modifier les systèmes qui la maintiennent au pouvoir. C'est ce qu'avance l'anthropologue Joseph Tainter : l'élite bloque la transformation du système qui lui permet de rester au sommet de la hiérarchie sociale. Alors, que faire ? Partant du principe qu'aucune nouveauté ne peut émerger sans proposition, je suis prêt à avancer, même si certains peuvent considérer mes idées comme illusoires.
Je m'attends à une longue traversée du désert, mais cela ne m'intimide pas. Un ami m'a dit un jour : "Tu as déjà le «non», tente le oui." Ainsi, je m'apprête à prendre mon bâton de pèlerin et à partager ces idées avec le plus grand nombre.
J'ai créé un site internet pour présenter les concepts de NEMO SMI. Mon objectif est de clarifier ces concepts, souvent complexes, à l'aide de métaphores, de rhétoriques et d'expositions claires, malgré leur complexité. Je souhaite organiser des conférences et discuter de ces idées avec autant de personnes que possible.
Il est évident qu'un système monétaire ne se transforme pas spontanément. Une idée fondatrice et une étincelle initiale sont nécessaires. Et c'est cette étincelle que je cherche à créer. Comme je l'ai dit précédemment, sans proposition de nouveauté, rien de nouveau ne se produira. Le changement ne surgira pas de lui-même ; il doit être précédé d'une impulsion intellectuelle et conceptuelle, permettant aux gens de s'interroger et de dire : "Peut-être que ce qu'il dit n'est pas dénué de sens." Que cette impulsion vienne de moi ou d'une autre personne, elle est essentielle. Sans elle, il ne peut y avoir de changement spontané dans notre système économique et monétaire. Il est donc crucial de provoquer cette étincelle pour initier le changement.
Les résistances auxquelles nous faisons face proviennent, en grande partie, de la perception erronée qu'a le public de la monnaie. Pour beaucoup, la monnaie est une institution rigide, traditionnellement adossée à l'or ou à une autre valeur tangible, alors que ce n'est plus le cas. L'étalon-or aux États-Unis a pris fin en 1971, un arrêt qui a eu des conséquences significatives. En 1976, les Accords de Jamaïque ont consacré un changement majeur, établissant un consensus international selon lequel l'or ou tout autre bien précieux ne devrait plus servir d'étalon monétaire. La monnaie est devenue « fiat », un terme latin signifiant « qu'il en soit ainsi ».
Cette création monétaire « fiat » se base sur un consensus où un gouvernement, un roi, un baron, un dictateur, ou toute autorité en place décrète la valeur d'usage d'un morceau de papier qui, intrinsèquement, ne possède de valeur que celle de l'encre imprimée. Ainsi, en Europe, nous utilisons l'euro ; aux États-Unis, le dollar américain ; et au Canada, le dollar canadien. Ces devises sont des monnaies fiat qui n'ont plus aucun lien direct avec une réserve d'or ou une quelconque autre valeur tangible – elles sont le produit de la création par l'État et les banques, existant et ayant de la valeur par décret.
Pensez-vous que les CBDC (Central Bank Digital Currency) puissent être utilisées pour atteindre les objectifs de développement durable l’ONU ?
L'introduction de monnaies numériques de banque centrale (CBDC) peut être pertinente. L’idée de NEMO SMI serait éventuellement de conditionner leurs émissions sous la contrepartie d’activités de bien commun. Le dilemme est qu’il faut désigner une autorité qui aurait la prérogative de déterminer les niveaux de revenus de ces activités. Il faut inventer un organisme, de préférence international, qui serait chargé de déterminer la valeur des activités liées aux biens communs et de les adosser à des CBDC.
Dans la théorie NEMO SMI, nous envisageons le GAIA Economic Symposium, une institution internationale démocratique conçue pour remplir cette fonction, c'est-à-dire pour évaluer le prix des activités liées aux biens communs. Le marché actuel sait fixer le prix d'une tonne de poissons pêchés grâce aux mécanismes de l'offre et de la demande. En revanche, il est incapable d'évaluer le prix d'une tonne de déchets plastiques repêchés en mer, car il n'y a pas de demande pour de tels déchets.
Nous sommes donc face à une sphère non marchande qui exige de nous que nous fixions des prix pour des activités qui ne relèvent pas des mécanismes habituels de l'offre et de la demande. C'est ici que la démocratie doit intervenir pour fixer démocratiquement les niveaux de rémunération pour ces activités, et ce processus doit s'opérer à un niveau international. Le GAIA Economic Symposium aurait pour rôle de déterminer le niveau de rémunération pour la collecte des déchets plastiques, la reforestation, la protection des espèces, etc.
Ce changement de paradigme implique que la sphère non marchande se coordonne avec la sphère marchande pour éviter de créer de l'inflation. L'idée de la monnaie non endettée, des "coups de pelle sans trous", permettrait à cette monnaie de circuler dans l'économie et, inévitablement, de contribuer au remboursement des dettes, au paiement des taxes, et à la réduction de l'endettement des États. Cela pourrait générer un effet domino bénéfique sur l'ensemble de l'économie.
Pour mettre en œuvre de telles initiatives avec les CBDC, il est impératif que les banques centrales adaptent leur mandat en conséquence et qu'une institution internationale soit créée pour gérer ces processus. Cette institution serait responsable de l'attribution de la valeur aux actions de bien commun à l'échelle mondiale.
Il existe aussi un obstacle majeur connu sous le nom de "dilemme des contraintes extérieures" dans le cadre économique international compétitif actuel. Si un pays s'engage seul dans ce type de réforme, sans une approche coordonnée, il pourrait se retrouver désavantagé. Par exemple, si nous mettons en place des politiques écologiques qui augmentent nos coûts de production, nos prix pourraient augmenter, rendant nos produits moins compétitifs par rapport à ceux des pays qui n'adoptent pas ces principes de précaution et de responsabilité sociale des entreprises. Cela pourrait conduire à un transfert de la demande vers des pays avec des normes moins strictes, nuisant ainsi à notre compétitivité sans améliorer globalement la situation écologique.
Pour éviter cela, il est crucial que les efforts de transition écologique et de passage à une logique de post-croissance ou de décroissance soient coordonnés à l'échelle internationale. Ceci nécessite l'établissement d'une convention mondiale pour le bien commun, engageant toutes les nations dans une transformation collective.
La tâche n'est pas simple. Elle implique de convaincre les États et les banques centrales de modifier radicalement leur "logiciel" économique actuel. Sans un tel changement de paradigme et une coopération internationale, nos efforts pourraient s'avérer insuffisants. Comme l'illustre la métaphore de la porcelaine et du marteau, utiliser les mauvais outils ne fera qu'aggraver le problème, plutôt que de le résoudre.
Quelles sont les prochaines étapes de votre projet ?
Actuellement, je suis le principal théoricien du système NEMO SMI, entouré d'amis économistes. La constitution de l'équipe est une phase cruciale et je prends le temps nécessaire pour sélectionner les bonnes personnes.
Pour présenter un concept robuste à l'ONU, aux banques centrales et aux gouvernements, nous devons être inébranlables sur le plan théorique et conceptuel. Le concept NEMO SMI requiert le recrutement d'économistes, de comptables, de statisticiens, de juristes, de communicants, ainsi que de sociologues, philosophes, anthropologues, politiciens, politologues, et spécialistes en géopolitique. C'est un projet holistique qui s'inspire d'un large éventail de connaissances.
Nous visons à produire une pensée holistique rigoureuse et sérieuse, qui puisse être présentée avec le plus grand sérieux. C'est cette étincelle conceptuelle que nous espérons transformer pour changer le monde, et il est impératif que notre démarche ne soit pas perçue comme frivole.
Pour l'instant, le recrutement est bénévole, comme mon implication dans NEMO SMI, que je considère comme ma mission personnelle. Mon objectif est de transformer ce Think tank en "Do tank", et éventuellement en GAIA Economic Symposium, qui pourrait devenir une entreprise internationale majeure.
Je conçois les banques centrales et l'ONU comme des entités au statut unique, ni entièrement privées ni entièrement publiques, qui servent des intérêts qui dépassent les motivations individuelles. L'ambition est de créer une entité internationale dotée d'une autorité similaire. Un tel pouvoir ne peut être concentré entre les mains d'une seule personne, moi y compris. Le GAIA Economic Symposium, par conséquent, serait composé de milliers d'individus provenant de diverses nations, fonctionnant un peu comme une ONU élargie, avec des équipes dédiées à l'établissement d'études, de cahiers des charges, d'appels d'offres, d'indicateurs écologiques, de statistiques, et à la communication avec les banques centrales, les gouvernements et les entreprises. Ce serait un organe de surveillance et de vérification des prestations.
Pour lancer une telle initiative, il est nécessaire d'avoir un soutien financier initial, même si nous prônons la création de monnaie ex nihilo qui serait ensuite reconnue par les banques centrales. Il faut une étincelle pour démarrer cette machine, et cela implique de rassembler les bonnes personnes ainsi que les ressources financières nécessaires pour mettre en mouvement le projet.
Propos recueillis le 16.01.2024