RELIANCE - Transition intérieure et changement de paradigme
Entretien avec Tylie Grosjean et Elie Wattelet
Formatrice réenchanteresse, facilitatrice, éco-conseillère et poétesse, Tylie Grosjean accompagne collectivement et individuellement à la transition intérieure, à l’écopsychologie et au travail qui relie.
Ecopsychologue, Elie Wattelet tente de marier depuis 15 ans son amour du vivant à celui de la psyché humaine dans ses engagements.
Tylie Grosjean, Elie Wattelet et Michel Maxime Egger sont les co-auteurs de “Reliance, Manuel de transition intérieure” Actes Sud – Avril 2023.
Quel a été l'élément déclencheur de l'écriture de ce livre?
Tylie Grosjean : L'impulsion initiale remonte à 2017, lorsque Elie et moi avons lancé un parcours en éco-psychologie en collaboration avec plusieurs partenaires, dont Terre et Conscience en Belgique. À cette époque, l'éco-psychologie était peu connue en francophonie, et nous aspirions à bénéficier des enseignements que nous proposions. Le premier parcours belge, s'étalant sur 20 à 30 journées, a accueilli un groupe d'environ 15 personnes. En tant que coordinateur·ices, nous avons également expérimenté le programme en tant que participant·es.
Ce processus d'une année et demie a été le catalyseur d'un grand nombre de développements. Parmi nos intervenant·es se trouvait Michel-Maxime Egger, un auteur central dans la synthèse des enjeux de l'éco-psychologie et de l'éco-spiritualité. La collaboration et la co-création avec lui ont enrichi notre connaissance et notre expérience.
En parallèle, Elie et moi avons dispensé des formations sur la transition intérieure, notamment pour le réseau transition Wallonie-Bruxelles. Elie a co-fondé le réseau transition Wallonie-Bruxelles. J’ai rejoint le cercle formation du réseau transition après avoir longtemps travaillé avec des éco-conseiller·ères. Depuis 2013-2014, nous avons offert ces formations, suscitant des demandes pour un manuel sur les aspects intérieurs de la transition socio-écologique, similaire au manuel de la transition de Rob Hopkins.
Au début, nous avons envisagé d'écrire à deux un guide pratique en réponse à ces demandes. Notre collaboration avec Michel-Maxime Egger pour le parcours en écopsychologie, a permis de nous rendre compte de son intention d’écrire aussi un ouvrage de transition intérieure. Ainsi, l'idée d'un trio d'auteurs a pris forme. Nous nous sommes attelé·es à la rédaction en juillet 2019, après avoir défini nos intentions et conclu un accord de principe avec Actes Sud. Ce périple de quatre ans a été un véritable chemin initiatique.
Elie Wattelet : J'aimerais ajouter que nous espérions initialement que Sophie Banks, figure clé de la transition intérieure au sein du mouvement de la transition, écrirait cet ouvrage. Bien que moins connue que Rob Hopkins, son rôle a été crucial pour le déploiement des dimensions intérieures de la transition dans les initiatives et notamment pour le lancement et l’animation des groupes « heart and soul ». Elle n'ayant pas pris la plume, nous sommes honoré·es qu'elle ait préfacé notre livre, qui lui rend hommage.
Lors de la création du synopsis, nous avons réfléchi aux thèmes récurrents dans nos formations et avons souhaité les approfondir dans le livre, offrant ainsi une ressource aux initiatives citoyennes. Nous avons choisi d'aborder la transition intérieure sous l’angle large et exploratoire d’un "livre paysage”.
Le livre, pensé comme un manuel pratique, inclut des théories, 24 pratiques et divers guides. Notre objectif était de créer une œuvre utile aux formateur·ices et facilitateur·ices en transition intérieure, répondant aux besoins que nous avions identifiés. Bien que l'éditeur ait veillé à l'accessibilité du contenu, notre cœur de cible a toujours été les acteur·ices de la transition, notamment celleux s'ouvrant aux dimensions intérieures de la démarche.
Notre collaboration a été marquée par l'amitié et une attention mutuelle, intégrant nos divergences pour un enrichissement global, et faisant face aux défis collectivement. Nous avons pris le temps de créer une "membrane" commune, de méditer et de nous connecter au vivant, en plaçant toujours le livre et son message au centre de notre projet.
Comment s'est déroulé le processus d'écriture à trois co-auteurs ?
Elie Wattelet : Le processus d'écriture a débuté par un travail approfondi sur le plan de l'ouvrage, que nous avons élaboré ensemble. Nous nous sommes ensuite réparti les sous-chapitres, en veillant à maintenir un équilibre et en permettant à chacun·e de s'approprier un thème spécifique. Chaque chapitre a été développé à travers plusieurs ébauches, sur lesquelles les co-auteur·ices pouvaient donner leur avis, faire des suggestions ou exprimer leur désaccord, jusqu'à parvenir à un consensus sans objection. Tout en conservant la singularité de chaque auteur, Michel Maxime a effectué une dernière relecture pour harmoniser le tout, en veillant à préserver nos spécificités individuelles et à créer une polyphonie, plutôt qu'une simple collection d'articles.
Pour les parties pratiques et les annexes, les tâches ont également été réparties, en mettant l'accent sur l'équilibre du travail collectif. A partir de notre travail de terrain, Tylie et moi avons assuré l’essentiel de l’élaboration des descriptions des 24 pratiques. Et plus globalement, chaque auteur·ice a principalement contribué au contenu des chapitres qu'il ou elle a animé. Par exemple, la bibliographie a été lue avant tout par l'auteur·ice principal·e de chaque chapitre, instaurant ainsi une dynamique de confiance et de collaboration.
Tylie Grosjean : Effectivement, le projet a débuté en juillet 2019, mais il était prêt à être lancé dès 2018. Cependant, un problème de santé m'a contrainte à me focaliser sur ma guérison pendant un an. Elie et Michel ont aimablement attendu que je sois prête à reprendre le projet avec eux, démontrant ainsi l'esprit d'équipe et de soutien mutuel qui nous caractérise. Ensuite, Michel et moi avons attendu Elie, qui était pris par la naissance de son deuxième enfant.
Trouver l'équilibre entre écrire ensemble et éviter un travail dispersé et incohérent a été un défi. Michel a joué un rôle crucial dans l'établissement d'une méthodologie efficace, nous permettant de travailler en autonomie tout en ayant des points de rencontre réguliers pour la co-création, notamment à travers des sessions en ligne en raison de la pandémie de Covid-19. Cette routine a facilité le respect des échéances et a permis de maintenir une dynamique de travail cohérente.
Notre parcours d'écriture a été aussi un voyage personnel et collectif de transformation intérieure, où chaque chapitre a été l'occasion de revivre et d'intégrer de nouvelles expériences de vie, enrichissant ainsi notre écriture. Cela a permis d'ancrer notre travail dans la réalité vécue, au-delà d'une simple transcription intellectuelle, pour lui donner corps et authenticité.
Comment définissez-vous la transition intérieure ?
Elie Wattelet : La transition intérieure, telle que résumée par le réseau Transition Belge et définie dans notre livre, englobe tout ce qui se passe en nous, tant au niveau individuel que collectif, lorsqu'on œuvre à la création d'un nouveau monde en quittant l'ancien. Cette transition recouvre les aspects culturels, psychologiques et spirituels de nos engagements concrets et vise à établir une culture régénératrice et à réharmoniser les quatre liens, le lien à soi, aux autres, aux autres qu'humains et au vivant et au plus grand que soi.
L'importance de cette définition réside dans sa dualité : elle est individuelle mais aussi et surtout collective. La dimension culturelle est essentielle et constitue à la fois le complément et le socle de la transition extérieure. Elle ne peut être dissociée de cette dernière, invitant à une alternance continue entre action dans le monde extérieur et introspection.
Notre travail dépasse le dualisme entre intériorité et extériorité, cherchant à affiner l'articulation entre les enjeux sociopolitiques et les aspirations psychospirituelles. La quête n'est pas celle d'un équilibre parfait, mais plutôt celle d'une danse continue, où chacun·e varie sa contribution selon ses besoins, talents et rôles au sein de la communauté.
La transition intérieure est envisagée comme un processus circulaire et spiralé, évoluant grâce à la tension des paradoxes, à l'expérimentation, à l'humilité, ainsi qu'aux échecs et reprises. Il s'agit d'un parcours plutôt qu'une destination, afin d'éviter de créer un nouvel idéal oppressant, comme celui de la personne méditante-militante ayant atteint seule un équilibre parfait. À l'inverse, nous prônons la reconnaissance de notre interdépendance et l’interconnexion à tous les niveaux et dans toutes les sphères sociales.
La transition intérieure est-elle uniquement adaptée à la cause écologique ?
Tylie Grosjean : La transition intérieure que nous abordons n'est pas limitée à la sphère écologique mais embrasse également la justice sociale. Lorsque nous parlons de changements sociétaux, nous intégrons la justice écologique de même que la justice sociale, deux notions indissociables dans notre perspective.
Les initiatives de transition écologique privilégient de plus en plus le terme "socio-écologique" pour réaffirmer l'importance de la dimension sociétale et politique. Tout au long de notre travail d'écriture, il a été essentiel pour nous de mettre en lumière les enjeux qui transcendent les frontières de communautés spécifiques, évitant ainsi une démarche exclusive qui ne s'adresserait qu'à une frange de la population engagée uniquement sur les questions écologiques tout en délaissant d'autres groupes humains.
Nous défendons l'idée d'une transition complète et intégrale qui tient compte des questions politiques et de l'inclusion sociale. Cela nous a conduits à explorer le dépassement des dualismes afin de déconstruire les conditionnements liés aux systèmes de domination. Ce travail s'applique tant aux rapports entre l'espèce humaine et les autres espèces qu'aux relations intra-humaines, avec l'ambition de passer d'une logique de compétition à une dynamique de coopération et de prendre soin de la diversité du vivant, y compris au sein de l'humanité, pour ne pas perpétuer les schémas coloniaux, entre autres.
Notre approche est donc systémique et ne segmente pas les enjeux écologiques et sociaux; elle les considère comme étroitement liés tant dans la nature des crises que nous affrontons que dans les solutions que nous proposons. Notre vision cherche à embrasser et à respecter la complexité de ces défis.
Quelle est la nature du changement de paradigme ?
Elie Wattelet : Le changement de paradigme, selon la vision de Joanna Macy, consiste à passer d'une société destructrice de la vie à une société qui la soutient. Ce concept s'étend à toutes les formes de vie : biologique, dynamique, émotionnelle, corporelle, spirituelle, ainsi que les liens et supports entre êtres. Il s'agit d'une vision où la vie se déploie et se renforce à l'échelle terrestre, où la culture humaine contribue à la croissance, la complexité, et la diversification de la vie. Ce n'est pas une perspective unilatérale, mais une mosaïque de valeurs éthiques et de multiples voies d'engagement.
Dans nos sociétés occidentales modernes, ce changement est profond, marquant une transition de la culture de possession et d'apparence vers une culture de l'être et de la connexion, de la force et de la maîtrise vers une culture de la vulnérabilité et de l'interdépendance, soulignant la nécessité de soins continus. Ce changement radical appelle à une position politique claire, reconnaissant la transformation individuelle comme insuffisante sans une dimension collective, sociopolitique et radicale.
Cependant, la collectivité seule n'est pas suffisante. Nous avons besoin de l'être, du soin, de l'intention, et des liens avec des forces supérieures. La probabilité la plus élevée face à nous est l'extinction de la majorité des espèces, y compris la nôtre. Notre focus est donc sur la métamorphose, l'inattendu, et le surgissement, nécessitant une dimension spirituelle autant que matérielle.
Tylie Grosjean : En écho aux propos d'Elie, la transition intérieure requiert humilité, détermination, et courage, tant individuellement que collectivement. Il y a une tension entre l'urgence d'agir et le besoin de s'engager dans le temps long, de respirer avec ce qui est, malgré l'ampleur des défis.
Le changement de paradigme s'articule autour du pouvoir : passer d'une domination à une approche de pouvoir partagé, collaboratif, de l'intérieur. Cela guide tous nos changements vers une société soucieuse du vivant. Nous prenons conscience que nos conditionnements sociaux et individuels sont profonds et demandent un travail continu pour combattre les dominations, promouvoir la réconciliation et le pardon.
La transition intérieure est rendue plus complexe par l'intensification des éco-émotions et des sentiments d'oppression, mais elle est cruciale. Face à la montée des peurs et de l'instinct de survie, il est impératif d'apprendre à refaire confiance en notre capacité à l'entraide.
Quels moyens présentez-vous pour la transition intérieure ?
Elie Wattelet : Nous proposons toute une série de pratiques dans notre livre, avec d'autres disponibles sur le site Internet associé, ainsi que celles offertes par divers accompagnateur;ices. Ces outils sont puissants, comme les ateliers de Travail Qui Relie, offrant une entrée profonde dans la matière. Notre approche, héritée du mouvement de la transition initié par Rob Hopkins, souligne qu'il n'existe pas de solutions uniques mais plutôt des processus et des orientations.
L'important est d'éviter de reproduire les méthodes qui nous ont menés à la crise actuelle.
Nous encourageons chacun·e à trouver ce qui fait sens pour lui, ce qui procure de la joie et ce qui mobilise, en restant lucide quant à l'état du monde. Il faut cultiver la lucidité collective, se rappeler notre situation régulièrement et actualiser nos chemins collectifs.
Il s'agit de découvrir où l'on peut avoir un impact, où mettre son énergie, et de trouver sa "niche psycho-écologique", comme le décrit Bill Plotkin, où l'on peut se réaliser tout en servant le monde. Ce cheminement doit s'effectuer en communauté, car nous sommes des êtres grégaires et interdépendants.
Le lien au spirituel est – pour nous - essentiel pour la confiance et le lâcher-prise, car nous ne maîtrisons pas les issues de notre chemin, qui est tissé dans un ensemble plus grand et invisible qui nous dépasse.
Tylie Grosjean : Même pour celles et ceux qui ne sont pas déjà engagé·es dans le militantisme ou un changement radical de mode de vie, tout le monde est concerné par les éco-émotions, souvent sans en être conscient. La transition intérieure appelle à un changement culturel dans notre rapport aux émotions, ainsi qu'à une redéfinition de notre spiritualité. Nous devons apprendre à devenir autonomes dans notre gestion émotionnelle, à utiliser nos émotions consciemment pour l'action et la sagesse, tant sur le plan collectif qu'individuel.
Cela nécessite un apprentissage permanent, car nous n'avons pas été éduqués à écouter nos émotions plutôt qu'à nous en couper. Les émotions générées par l'éco-lucidité doivent être exprimées et ressenties, partagées en communauté pour en tirer des leçons. Il est crucial de comprendre que c'est le refoulement qui rend les émotions toxiques, pas les émotions elles-mêmes.
La santé mentale devient un enjeu majeur : comment rester sain d'esprit dans un monde perturbé, comment éviter la folie là où elle se manifeste. De plus en plus de personnes vont avoir besoin de soins et de soutien, même si elles ne sont pas activement engagées dans des démarches de transition collective.
Propos recueillis le 7 décembre 2023
Site internet des activités autours de RELIANCE
Beau et long travail en émotion, recherche, méditation , intelligence partagée et dialogue.
Il y a malgré tout un Absent - Présent.