Renoncer à la civilisation de l’indécence pour raviver notre humanité
Entretien avec Audrey Chapot
Audrey Chapot est auteur, anthropologue indépendante et praticienne éclectique. Elle se consacre notamment à questionner et à assainir nos modes de vie et modalités de travail pour réhabiliter notre rapport au vivant. Son dernier livre "Mutation anthropologique" (2023) nous invite à renoncer à la civilisation de l’indécence pour raviver notre humanité.
La singularité de votre démarche hybride d’anthropologue, tradipraticienne, voyageuse, auteur-éditrice, est-elle représentative d’une tendance plus holistique des sciences humaines ?
Je ne sais pas, mais je l’espère. Il est temps de dépoussiérer et de décloisonner les pratiques professionnelles pour les enrichir mutuellement. Cela participe aussi au retour à notre véritable nature de touche-à-tout, à la fois créateurs et expérimentateurs, comme je l’ai exprimé dans « Eloge des métiers hybrides ».
C’est valable pour les sciences humaines comme pour tous les autres domaines aussi. Mon socle officiel repose sur les sciences humaines, il ne s’y limite pas.
L’aspect holistique ou transdisciplinaire s’améliore, heureusement, mais le cadre d’exercice est tout aussi important à prendre en compte. Les institutions et les contextes sont parfois toujours empreints de dogmes et d’idées reçues qui enferment toujours les sciences humaines.
Dans votre ouvrage “Mutation anthropologique” vous évoquez la civilisation de l’indécence. Quelles sont ses grandes caractéristiques ?
Je parle d’indécence car notre civilisation cumule les trop-pleins et les abus. Elle est à l’agonie, car son modèle n’est plus adapté aux circonstances ; il s’éloigne trop des grandes lois universelles.
Aujourd’hui, nous sommes devenus des individus hors-sol, dans un écosystème que nous cherchons toujours plus à domestiquer et à dominer.
Notre civilisation est la descendante directe de la civilisation mère gréco-romaine, avec la chrétienté comme ciment. Synthétisé en quelques mots, elle s’est construite sur la volonté politique et religieuse d’unité pour contenir et dominer des populations culturellement disparates sur un immense territoire. Cela a pu se faire entre autre en désacralisant le vivant et en inventant le concept de nature, qui serait extérieure à l’humain. Au fur et à mesure des siècles, le phénomène s’est amplifié et propagé sur tous les domaines de la société.
Aujourd’hui, nous sommes devenus des individus hors-sol, dans un écosystème que nous cherchons toujours plus à domestiquer et à dominer. Nos modes de vie sont devenus indécents et les référentiels de notre civilisation sont condamnés à disparaitre, qu’on le veuille ou non. Ils ne sont plus viables car ils reposent sur des principes contraires aux lois du vivant, qui entrainent des logiques incohérentes et plus du tout tenables, comme je l’explique en détail dans « Mutation anthropologique ».
Vous employez le terme de métamorphose, en quoi la transformation sociétale que nous vivons se distingue-t-elle des crises passées ?
Effectivement, il s’agit d’une métamorphose, c’est-à-dire d’un renouvellement si profond qu’il s’agit de réinventer un autre modèle de civilisation. C’est une bonne nouvelle car tout est possible et nous sommes au cœur de ce phénomène.
Non seulement, il y a effondrement des fondations et des principes qui soutiennent nos sociétés, mais l’être humain est véritablement transformé par ce processus.
Il ne s’agit pas de crise ou de soubresauts sociétaux parce que tous les aspects de la société et du quotidien sont touchés. Il ne s’agit pas non plus d’une évolution ou d’une transformation, car la rupture est inévitable, avec effondrement des piliers historiques et institutionnels de notre modèle.
Non seulement, il y a effondrement des fondations et des principes qui soutiennent nos sociétés, mais l’être humain est véritablement transformé par ce processus. Notre morphologie, notre physiologie, notre système immunitaire, notre cognition sont durablement et irrémédiablement modifiés par la sédentarité excessive, les pollutions, de nouvelles maladies, nos modes de vie, le numérique, certaines formes de confort… Lorsque l’humain est lui-même modifié, comme ce fut le cas quand nos ancêtres se sont redressés ou quand ils ont commencé à se nourrir d’aliments cuits ou fermentés, il s’agit bien d’une mutation, d’une véritable métamorphose.
Vous mettez l’accent sur l’action individuelle pour refonder notre civilisation. N’y a-t-il plus rien à attendre des institutions ni des initiatives collectives ?
J’en suis venue à ce constat que les initiatives collectives sont utiles, mais non suffisantes. Aujourd’hui plus qu’hier. Je l’explique en détail dans l’ouvrage.
En effet, le collectif est utile pour faire corps, échanger et se rassembler, mais il a l’inconvénient, dans l’état actuel de nos sociétés, d’être très chronophage avant d’amener au consensus. Par ailleurs, les initiatives collectives ont besoin de se positionner pour faire entendre leurs voix ; elles continuent donc d’agir à l’intérieur du système, lui-même déjà condamné, peu importe qu’elles soient en résistance ou en soutien de causes.
Les institutions, elle, sont déjà caduques. Elles dysfonctionnent toutes, sans exception. Elles ont perdu toute autorité et toute confiance. Il n’y a plus rien à en attendre puisqu’elles interviennent à l’encontre de la mutation en cours. Elles ne sont plus que des châteaux de cartes, ne pouvant proposer que des réformes cosmétiques dans le meilleur des cas.
Tout changement, de petite ou de grande ampleur, doit combiner la modification des comportements et celle des mentalités.
L’une des spécificités incontournable de notre époque, à prendre en compte, ce sont les dérives de la mosaïque identitaire. Chacun de nous se revendique d’une ou de plusieurs singularités pour s’identifier, pour exister (une référence sexuelle, de genre, des modalités cognitives particulières, des expériences traumatisantes vécues, des minorités relatives au physique ou au handicap, des choix de vie ou de consommation…). L’inconvénient majeur est qu’il devient difficile, dans cette situation, de faire union socialement puisque la société est de plus en plus morcelée et qu’elle cherche à se morceler toujours plus, au nom de revendications identitaires.
Tout cela m’amène au constat que les actions individuelles sont bien plus propices à faire bouger le lignes. Cela permet à chacun de se mettre en mouvement, d’agir, avec ou sans revendication, d’expérimenter et de modifier ses propres modes de vie qui peuvent ensuite se propager comme des tâches d’huile. Tout changement, de petite ou de grande ampleur, doit combiner la modification des comportements et celle des mentalités. Aujourd’hui, les actions individuelles me semblent plus opérantes et plus accessibles plutôt que d’attendre des injonctions extérieures. Et surtout, plus personne n’a d’excuse à ne pas agir à son niveau !
Selon vous, raviver notre humanité est au cœur du changement de paradigme. Comment cela se traduit-il concrètement ?
C’est une autre manière d’expliquer la mutation anthropologique en cours. Notre modèle de civilisation actuel nous déshumanise et nous déresponsabilise parce qu’il répond à une logique incompatible avec ce que nous sommes intrinsèquement.
Il s’agit de renoncer aux dogmes selon lesquels l’humain serait tout puissant, qu’il pourrait consommer à l’infini et accumuler toujours plus de confort, que l’ingérence sur les écosystèmes et les autres règnes serait banalisé et continu. Raviver notre humanité, c’est resacraliser l’existence et le quotidien, remettre de la conscience et de l’imaginaire dans les actes et les postures. C’est ce que j’appelle réhabiliter le vivant.
L’enjeu de notre époque est de réhabiliter l’incertitude et le sacré.
Concrètement, cela se traduit par un basculement de nos modes de pensée, ce que j’explique dans l’ouvrage avec « remettre les logiques à l’endroit » : c’est en nous mettant au service des lois du vivant, en les respectant, en toute conscience, que nous pouvons créer et vivre en paix avec nous-mêmes. Cela passe forcément par renoncer à l’idée actuelle du confort pour questionner ce qui est nécessaire ou non, ce qui est juste ou non, les conséquences des actes et des habitudes, changer de rythme de vie, identifier ce qui est prioritaire pour nous dans notre existence et agir en cohérence avec ces choix. Cela passe aussi par l’honnêteté de ne plus se donner bonne conscience avec des « écogestes hypocrites », par exemple. Il s’agit d’expérimenter d’autres types de confort, de trouver des alternatives pour des modes de vie plus sains. Et cela se décline différemment pour chacun. Comme je l’exprimais déjà dans « Tel un roseau », l’enjeu de notre époque est de réhabiliter l’incertitude et le sacré. Raviver notre humanité passe par renouer avec le sacré (c’est-à-dire ce qui est vivant et sain), se connecter à soi-même et à ce qui nous dépasse, respecter les lois du vivant avant n’importe quelle loi humaine, intégrer et accepter l’incertitude dans notre quotidien. Il s’agit d’avoir confiance en ce qui advient parce que vous agissez en conscience, à votre niveau et de votre place. Rien à voir avec les « modèles de réussite » qui nous ont pétri depuis notre enfance !
Propos recueillis le 12 octobre 2023.