TOOLS FOR THE COMMONS : Un système de coopération ouvert et interopérable pour des institutions régénératives
Entretien avec Hugo Mathecowitsch
Hugo Mathecowitsch est le fondateur de Tools for the Commons une initiative proposant une infrastructure interopérable pour le 4e secteur, un hybride de l'État, du marché, et du secteur non lucratif. Le but ultime étant de mettre en place des systèmes de coopération innovants au service des populations et de leur environnement.
English Version of the interview by Michel Bauwens
Comment est né Tools for the Commons ?
La genèse de "Tools for the Commons" s'est forgée à travers un ensemble d'expériences diversifiées et significatives. C'est la confluence de ces expériences dans les sphères de la politique gouvernementale, en particulier sur des questions de relations internationales, de fonds d'investissement transfrontaliers, de systèmes de coopération entre régulateurs et fonds souverains, et d'investissements, qui a façonné cette vision. Mon parcours m'a également fait traverser le monde de la fintech, explorant des modèles de coopération entre banques, trésors nationaux et banques de développement, ainsi que les protocoles décentralisés et l'émergence de la blockchain et des "Real World Assets" (RWA), soit des actifs garantis par des collatéraux tangibles.
C'est l'intégration de ces multiples domaines - politique, histoire, anthropologie, technologie, finance et droit - qui m'a permis de concrétiser "Tools for the Commons". Cette initiative vise à déployer les connaissances acquises au profit d'institutions régénératives. Ces dernières sont conçues pour établir une fondation solide pour ce que l'on théorise comme le "quatrième secteur" : un hybride de l'État, du marché, et du secteur non lucratif - incluant fondations et ONGs - tous interagissant dans un système de coopération ouvert et opéré par un réseau de nœuds pair à pair. Ce réseau a pour mission d'organiser nos biens publics et nos communs, en se servant de systèmes de coopération et de modularité qui sont interopérables entre toutes ces entités.
Le but ultime est de mettre en place des systèmes de coopération innovants au service des populations et de leur environnement. Ces institutions sont conçues pour soutenir les individus et leurs habitats, inversant la dynamique actuelle où les personnes et leur environnement semblent servir les institutions. L'origine de "Tools for the Commons" réside donc dans cette vision et découle d'une approche technique et exécutive sur la manière d'implémenter ces outils pour réaliser cette vision.
Comment cette vision s’inscrit-elle dans l’évolution historique ?
Notre vision s'inscrit dans une évolution historique séculaire, marquée par des cycles alternés de centralisation et de décentralisation, façonnés par les avancées technologiques et les changements sociétaux. Si l'on considère l'Occident comme un exemple, aujourd'hui institutionnellement globalisé, on constate que ses institutions ont toujours été sculptées par les vicissitudes historiques — guerres et innovations technologiques. Il ne faut pas oublier que les technologies transforment les sociétés, qui à leur tour, réinventent leurs institutions. Historiquement, les sociétés possédant les meilleures technologies ou les plus avancées militairement ont souvent dominé.
Les grandes civilisations se sont construites autour des moyens de communication et de la capacité à exercer une coercition physique, avec un va-et-vient entre centralisation et décentralisation. L'empire, avec sa centralisation extrême, a été possible grâce à une cohésion idéologique portée par l'écriture, les scribes jouant un rôle central dans la gestion des territoires.
La féodalité a suivi, caractérisée par une décentralisation massive facilitée par la construction de forteresses — des technologies défensives qui ont permis une micro-gestion et une grande mobilité au sein de la société. Cela a abouti à une nouvelle centralisation sous les grandes monarchies, qui ont unifié les langues et les croyances, favorisées par l'invention de l'imprimerie et les avancées militaires comme la poudre à canon.
Le système monarchique a cédé la place aux États-nations, proches technologiquement de ce que nous connaissons aujourd'hui, avec deux grandes différenciations post-première guerre mondiale : la chute des monarchies au profit des démocraties libérales et de l'État de droit, puis la division du monde en deux après la Seconde Guerre mondiale.
L'ère atomique a introduit un changement radical dans les relations internationales, mais l'impact le plus profond sur notre civilisation actuelle est l'avènement de l'Internet. Ce nouveau médium a redéfini les mouvements sociaux et physiques, remettant en question le sédentarisme et ouvrant de nouvelles frontières d'identité et d'appartenance communautaire.
Notre proposition est celle d'un "quatrième secteur", né de l'Internet décentralisé, où la coopération se forme par consensus et où les outils interopérables permettent de superposer les gouvernances. Les États actuels peinent à s'aligner sur cette nouvelle réalité, mais nous envisageons un futur où les institutions traditionnelles laisseront place à des institutions numériques natives, gérées par et pour Internet, facilitant l'échange de savoir-faire et l'import-export d'outils institutionnels, adaptés aux réalités technologiques et anthropologiques contemporaines. C'est cette vision qui embrasse et conduit la convergence des technologies actuelles avec les nouvelles réalités anthropologiques.
Quels moyens propose "Tools for the Commons” pour manifester cette vision ?
"Tools for the Commons” offre plusieurs moyens pour concrétiser notre vision, structurés autour de quatre axes principaux.
Le premier axe n'est pas technologique, mais repose sur un changement des consciences. Pour transformer le monde réel, il est nécessaire de changer le logiciel qui le régit, et pour changer ce logiciel, il faut changer les consciences. Cet outil sera déployé par le biais d'une fondation dédiée. Nous prévoyons de créer ou co-créer une ou plusieurs fondations dans les semaines à venir qui seront en charge de ce changement de conscience, diffusant du contenu, des présentations, des podcasts, à l'image de notre première conférence en Amérique latine sur les sociétés opérées comme des coopérations entre startups, qui s'est tenue à São Paulo.
Le deuxième axe concerne le changement légal : créer de nouvelles structures juridiques qui s'intègrent dans la réalité du quatrième secteur et qui sont interopérables. Cela inclut l'utilisation d'accords internationaux existants et la création de ce que j'appelle le PPDP (Public-Private Decentralized Partnerships). Nous voulons permettre la coopération sur divers sujets et verticaux, imaginant ainsi de nouvelles zones spéciales et des accords entre divers acteurs comme des communautés organisées sur Ethereum, des entreprises brésiliennes, et des pouvoirs publics de différents pays. Nous créons des outils juridiques pour faciliter ces nouveaux accords interopérables.
Le troisième axe est le financement : créer de nouveaux marchés de capitaux. Nous évoluons actuellement dans un système où les flux économiques sont organisés par l'État ou par les sociétés privées. Nous souhaitons établir des obligations souveraines mais pour des types de souverainetés alternatifs, comme des communautés consensuelles qui établissent leur propre nation et contrat social. Nous cherchons à capitaliser sur le capital social, les NFT, les actifs réels, et même sur le PIB de ces communautés, en utilisant la tokenisation pour financer ces sociétés.
Le quatrième et dernier axe est un marketplace de gouvernance comme service, où différents modules de gestion des communs sont disponibles. Ces modules peuvent être gouvernementaux, privés, distribués ou appartenir à des ONG, chacun gérant un micro-service spécifique. Cela permettra une gouvernance sur mesure, où l'on peut choisir et combiner différents éléments de gouvernance de divers endroits du monde. Les prestataires de services efficaces pourront exporter leur savoir-faire, tandis que les moins performants seront rejetés par les communautés en quête de meilleures options.
Comment les gens vont-ils s'approprier ces nouveaux modes de fonctionnement et ces nouvelles façons de penser la société ?
L'impact réside principalement dans la communication et le changement des consciences. Actuellement, nous agissons à travers notre entreprise et prochainement via des fondations dédiées. Par ailleurs, il existe déjà une infrastructure technologique significative, particulièrement en Amérique latine, en Asie, en Afrique, et bien établie en Europe et aux États-Unis, grâce à la numérisation avancée de la société.
Prenons l'exemple d'un quartier défavorisé au Brésil : même dans les favelas, où les infrastructures de base peuvent manquer, la plupart des foyers ont accès à des téléphones portables et à Internet. Ainsi, Internet a déjà supplanté l'État comme institution prédominante. C'est pourquoi, lorsque les technologies de pointe offrent une expérience utilisateur satisfaisante, elles sont rapidement adoptées par le grand public. Le Brésil, par exemple, a démontré cela avec le système PIX de la banque centrale pour les paiements instantanés – un des meilleurs exemples mondiaux d'adoption technologique massive.
La majorité des Brésiliens n'a pas besoin de comprendre le fonctionnement des technologies sous-jacentes comme les ledgers distribués, la blockchain ou la cryptographie, tout comme nous n'avons pas besoin de comprendre le fonctionnement des satellites pour regarder la télévision. Les pays qui ont réalisé des avancées technologiques rapides et qui ont des institutions favorisant cette numérisation ont déjà créé un lien fort avec leurs citoyens.
Par exemple, une grand-mère dans le Mato Grosso utilise facilement PIX et WhatsApp, et pourrait tout aussi bien adopter une nouvelle citoyenneté si elle y voyait un avantage clair et tangible. Si elle peut obtenir de meilleurs services de santé ou des avantages éducatifs pour ses enfants ou petits-enfants, elle comprendra vite comment procéder. C'est ainsi que l'on pourra étendre l'adoption de ces technologies au-delà des communautés de geeks et de programmeurs.
Quant à l'infrastructure nécessaire, notre objectif est de bénéficier à la fois aux grands opérateurs et aux petites communautés. Nous prévoyons de fournir de nombreux outils en open source, opérant dans le cadre du stockage de données et du calcul distribués, afin de maximiser la souveraineté technique des communautés locales. Au-delà des questions légales, il y a également un enjeu de souveraineté technique et technologique. Actuellement, la plupart des serveurs et des données sont hébergés dans l'hémisphère nord, et sont gérées par des sociétés incorporées dans la Silicon Valley.
Nous nous efforçons de décentraliser l'hébergement pour renforcer la souveraineté technique locale. En attendant, nous vivons dans un monde hybride avec des technologies centralisées et décentralisées, où les gens continueront à utiliser WhatsApp et Facebook, avec des serveurs hébergés en Scandinavie, aux États-Unis, et en Allemagne. Toutefois, nous préconisons auprès des États l'augmentation de leur souveraineté technologique, car la véritable indépendance ne réside pas seulement dans la représentation à l'ONU, mais aussi dans l'autonomie technologique.
Finalement, ce que nous proposons aux États, c'est de faciliter les systèmes de coopération et d'accorder plus de souveraineté à l'échelle locale, en maintenant certains aspects de gouvernance sous la juridiction de l'État-nation. Les communautés micro-gérées pourront ainsi exercer leur propre souveraineté. Il s'agit d'un modèle potentiellement plus désirable que de rester technologiquement dépendant de quelques pays qui dominent l'« or digital » que sont les données et les services.
Quelles sont les prochaines étapes du projet ?
Je suis au commencement de ce périple, un voyage qui a pris forme ces derniers mois avec un objectif clair : approfondir ma compréhension des thèmes qui me tiennent à cœur. Ce voyage intellectuel ne date pas d'il y a un an, ni même de six mois auparavant. À l'époque, je ne possédais que des fragments de la vision qui est désormais la mienne ; je discernais comment innover dans le domaine de la finance et envisageais des changements possibles dans le droit et la technologie, ainsi que l'impact de mes actions à une échelle micro. Cependant, c'est seulement récemment que j'ai pu conceptualiser une révolution de la structure même des institutions en fusionnant tous ces concepts.
L'année 2023 a été consacrée à identifier un point de départ et à évaluer ce qui était réalisable et finançable. Dans ces industries, nombreux sont les entrepreneurs qui résolvent une infime partie du problème — le fameux "dernier kilomètre" — sans s'attaquer aux rouages brisés en amont. D'un autre côté, il y a des penseurs, des philosophes qui, bien qu'ayant une compréhension plus profonde, ne savent pas comment mettre en œuvre ces idées ou qui dépendent de ceux qui ont une plus grande capacité d'exécution. Ma tâche est de réunir ces expertises diverses.
À l'heure actuelle, nous avons conclu une demi-douzaine de mandats qui nous engagent vers la création de zones de gouvernance spéciales. Cela nécessitera des ressources substantielles, donc notre prochaine étape est de trouver des partenaires financiers. Ceux-ci peuvent provenir du secteur lucratif ou non lucratif, des gouvernements, ou encore de réseaux décentralisés tels que les blockchains. Nous nous apprêtons à nous capitaliser afin d'exécuter ces mandats.
Nous nous attaquons à des mandats de durées variées, certains s'étendant sur plusieurs années, d'autres sur des décennies. Nous avons donc des gouvernances à envisager à court, moyen et long termes. Notre objectif est de créer et de valider les premiers cas d'utilisation une fois que nous serons bien capitalisés, en établissant des modèles transactionnels récurrents et en coopérant avec de nouveaux acteurs qui, progressivement, adopteront et répéteront ces schémas.
Dans 12 ou 24 mois, nous prévoyons de décentraliser le réseau. Au lieu de centraliser l'enregistrement, l'opération et l'exécution des accords exclusivement au sein de "Tools for the Commons”, nous mettrons en place un système de validation et d'exécution par consensus pour le compte du réseau. Nous créerons des nœuds spécialisés qui opéreront le réseau selon leur domaine d'expertise, et ces experts pourront conclure des accords en pair à pair et les enregistrer dans le réseau. D'autres nœuds exécutifs agiront dans le monde réel pour le compte du réseau, apportant ainsi une dimension exécutive et judiciaire à un système distribué.
De quelles ressources et compétences avez-vous besoin ?
À court et moyen terme, je recherche une variété de ressources et compétences pour enrichir mon projet. Avant tout, je cherche des savoir-faire spécifiques. Tous les profils sont les bienvenus, notamment ceux qui possèdent une expertise à la frontière du droit, ainsi que dans les technologies de blockchain, en particulier celles concernant les oracles qui relient le monde réel à la blockchain et le cross-chain pour assurer la compatibilité entre différentes blockchains. Je suis également à la recherche de personnes qui comprennent les actifs numériques garantis par des actifs réels, ainsi que les intrications des marchés de capitaux, surtout en ce qui concerne les opérations transfrontalières et les partenariats public-privé.
Mon projet bénéficierait grandement de l'expertise d'anthropologues, d'artistes – l'art étant un élément crucial –, de philosophes, et de personnes qui ont une compréhension des nouveaux systèmes de coopération, des communs et du techno-optimisme. Je suis également à la recherche de personnes orientées vers la conscience collective et des experts en arbitrage, en droit international, et en économie, car je crois que ces domaines apportent une valeur considérable.
Je cherche à attirer ces talents en tant que conseillers, exécutifs, co-fondateurs, investisseurs, tant en tant que personnes physiques que juridiques, y compris des philanthropes. Il est primordial que ces individus soient ambitieux, optimistes et surtout humbles. Je m'adresse particulièrement à l'Occident, pour trouver des personnes capables de comprendre que les nouveaux systèmes de gouvernance doivent être conçus pour une population mondiale imminente de 8 à 9 milliards d'individus, incluant des nations comme l'Inde, la Chine, le Brésil, le Nigeria, l'Indonésie et le Mexique.
Je souhaite éviter de reproduire des schémas de gouvernance désuets comme ceux établis à Berlin en 1884, où la gouvernance mondiale était tracée à la règle. À la place, je vise à construire un système coopératif. Nous aspirons à tirer le meilleur des avancées occidentales des derniers siècles, tout en intégrant les meilleures pratiques actuelles qui répondent aux réalités d'un monde peuplé par des milliards d'individus, et non pas seulement un milliard d'Occidentaux.
Je suis totalement ouvert aux suggestions et aux critiques constructives. Il y a quatre mois, j'aurais été incapable d'exprimer mes idées avec autant de clarté. Et je suis convaincu que, si je devais faire une nouvelle présentation dans les mois à venir, elle serait encore plus aboutie. Je reconnais que certains points pourraient être plus développés et que je peux avoir des angles morts. Il est possible que d'autres systèmes, que je n'ai pas encore découverts, soient plus efficaces. C'est pourquoi je suis extrêmement réceptif aux bonnes idées et suggestions constructives.
Quiconque souhaite apporter son aide à ce projet est chaleureusement bienvenu. Nous prévoyons d'organiser des événements, qu'ils soient virtuels ou en personne, afin de transmettre un message clair, attrayant et engageant. Ce serait un plaisir de pouvoir compter sur les lecteurs de Discernaction pour nous rejoindre dans cette démarche collective et s'engager sur des questions d'une telle importance.
Propos recueillis le 10 janvier 2024
Site internet de Tools for the Commons
Hugo Mathecowitsch : LinkedIn - X (Twitter)
Pourquoi pas ? A suivre avec curiosité et intérêt et bien sûr au delà des concepts et des propositions.
Voici aussi les ecrits de Sensorica sur le 4ème Secteur.
https://docs.google.com/document/d/1RPZzvrLx1yy3_HeTYk7dhxyRnNmIk0O6GRC8zRBqbf4/edit?usp=drivesdk
Et voici un projet pour établir une zone spéciale pour le développent du 4ème Secteur à Montréal, Canada, initié en 2016.
https://www.sensorica.co/ventures/4th-sector/NOICE
Nous sommes prêts à collaborer :)