VIBRERLOCAL - La plateforme de coorganisation locale pour faciliter le changement sociétal
Entretien avec Laurent Roussel
Laurent Roussel est le fondateur de Vibrerlocal, une plateforme web de coorganisation locale, facilitant les rencontres, le passage à l'action et la co-création de projets en réponse aux besoins de la communauté.
Quelle est la vision sociétale dans laquelle s’inscrit Vibrerlocal ?
La vision sociétale qui m'anime repose sur une aspiration fondamentale : le bien-être des individus. Je suis convaincu que le bonheur devrait être le but premier de nos sociétés, bien avant les objectifs matériels.
Cependant, j'ai longtemps été intrigué par la manière dont nos sociétés, en négligeant cet objectif, se tournent vers des substituts, comme l'argent, pour atteindre le bonheur. Mon expérience chez un des Big Four dans le domaine de la finance m'a offert une compréhension approfondie de ces mécanismes. J'ai rapidement réalisé que, bien que l'argent soit un outil d'échange utile, il ne doit pas devenir synonyme de bonheur.
La vie m'a conduit à travers différentes expériences enrichissantes, qui m'ont non seulement apporté des connaissances, mais aussi révélé qu'il existe des alternatives viables : des modèles sociétaux centrés sur l'individu. Tout commence par un voyage intérieur, à la découverte de notre essence, de ce qui nous anime véritablement.
La clé est de savoir comment exprimer cette essence personnelle. Pour cela, nous avons besoin d'une société, d'une structure qui la valorise et la protège, tel un parent bienveillant. C'est ainsi que nous pouvons manifester notre vrai soi et marcher vers le bonheur intérieur.
Comment favoriser ce bonheur intérieur dans la société actuelle ?
Ma réflexion part d'un constat qui pourrait sembler généraliste, mais qui s'ancre profondément dans le quotidien des gens. À travers les différentes sphères de leur vie, qu'elles soient personnelles ou professionnelles, on observe un mal-être manifeste. Il manque à beaucoup cette sensation d'être en sécurité, de se sentir libres et en paix. Nous sommes souvent réactifs, répondant à des obligations plus qu'à des aspirations. Cela découle, entre autres, d'une gestion du temps et économique défaillante, exacerbée par l'omniprésence des nouvelles technologies qui tendent à nous éloigner de notre essence.
Notre corps, véritable vecteur de l'expérience humaine, est progressivement délaissé au profit d'une surstimulation intellectuelle. Nous sommes submergés d'informations, devenant des consommateurs passifs plutôt que des êtres pleinement conscients et connectés à nos sens. Cette déconnexion nous éloigne de notre intuition et de nos émotions, qui sont pourtant des indicateurs cruciaux de notre bien-être.
La société actuelle nous incite à nous réfugier dans le mental, mais il est temps de changer cette dynamique. Pour moi, la solution réside dans la recréation de liens physiques, dans la valorisation des rencontres authentiques à travers des espaces réels. Les nouvelles technologies sont utiles, mais elles ne doivent pas remplacer les interactions humaines qui existaient bien avant leur avènement.
Je me rappelle d'un temps sans internet ni téléphone, où les journées s'écoulaient en plein air, à échanger avec des amis, refaire le monde dans des cafés, vivre une dynamique sociale riche et stimulante. Il est possible, et nécessaire, de recréer ces espaces que j'aime qualifier de "tiers-lieux". Ces lieux pourraient devenir des carrefours où les individus de tous horizons se rencontrent, partagent, apprennent à se connaître, et œuvrent ensemble à un changement positif.
Comment bénéficier du temps nécessaire pour profiter pleinement de ces tiers-lieux ?
Nous disposons de sept jours par semaine, mais pour ceux qui travaillent cinq jours ou plus, la distinction entre vie professionnelle et vie personnelle se brouille. Même après avoir quitté le bureau, le travail continu de hanter nos esprits, réduisant notre disponibilité pour nos proches. On survit, on vivote durant les soirées, et voilà que le week-end s'envole, consacré aux obligations domestiques.
Dans cette routine, il est ardu de s'octroyer un moment pour réfléchir à notre situation personnelle : nos aspirations, notre satisfaction professionnelle, et les changements que nous souhaitons apporter à notre vie. Le lundi arrive à grands pas, et le cycle recommence, nous laissant épuisés chaque soir. Cette cadence est problématique.
Par ailleurs, la multitude d'heures consacrées au travail alimente une société de consommation axée sur la création de besoins superflus, dans le but de générer du profit et de soutenir une économie complexe, stratifiée de nombreux niveaux superposés. Cette complexité est maintenue, car elle génère des revenus qui, ironiquement, servent à payer nos salaires.
Cette structure peut perdurer un temps, mais elle est vouée à évoluer, notamment avec l'avènement des nouvelles technologies telles que l'intelligence artificielle. Nous sommes à l'aube d'une révolution technologique qui pourrait nous conduire à repenser notre rapport au travail.
L'idée serait de réduire notre temps de travail, peut-être à deux jours et demi par semaine, comme je le suggère dans mon projet. Avec ce temps gagné, nous pourrions nous ressourcer, passer des moments de qualité avec nos proches, nous investir dans notre communauté, nous former selon nos intérêts pour apporter plus à notre entreprise ou notre profession, ou même envisager une réorientation professionnelle.
C'est cette notion de temps que je souhaite remettre en question et redéfinir.
Réduire le temps de travail implique généralement une diminution du revenu. Comment cela est-il pris en compte ?
Les enjeux sociétaux majeurs nécessitent une transformation, notamment dans la conception du temps de travail et dans notre approche économique. Une parenthèse s’impose sur l'économie actuelle : l'argent, souvent créé ex nihilo par l'endettement, engendre un système où l'intérêt enrichit certains au détriment des autres, aboutissant à une concentration des richesses. C’est une réalité mathématique : 1% des personnes les plus riches possèdent une part disproportionnée du patrimoine mondial. Le statu quo n'est pas tenable, et bien que changer un système économique ancré soit complexe, des alternatives doivent être envisagées.
L’argent devrait être un moyen d'échange, et non un outil pour générer davantage d'argent. Cette perspective altère notre conception du travail, qu’il soit privé ou public. La question est de financer la vie en dehors des jours de travail. Dans le projet que je conçois, citoyens, associations et municipalités se regroupent dans des espaces physiques, les "tiers-lieux", pour collaborer et innover. Ces lieux se multiplient globalement et offrent un cadre propice à l’épanouissement communautaire.
Nous avons développé une plateforme, Vibrerlocal, qui cartographie les besoins et intérêts des participants. Sur cette plateforme, on peut voir qui partage des intérêts communs, qui participe à quel projet. Elle permet ainsi de créer une synergie locale.
En actualisant leurs contributions sur la plateforme, les utilisateurs peuvent recevoir des "VIBZs", des points qui fonctionnent comme une monnaie d’échange pour troquer biens et services au sein d'un réseau avec ses propres règles. C'est une étape vers un nouveau modèle économique, invitant à repenser le système monétaire sur une échelle plus vaste.
L'approche que je défends repose sur la subsidiarité : commencer par le local, puis évoluer organiquement vers le régional, le national et l’international. Cela permettrait une coordination adaptée aux besoins de chaque niveau, favorisant une économie plus équilibrée et juste.
Avec les plateformes centrées sur les dynamiques locales, on est à même de gérer les besoins et les ressources des citoyens de manière plus efficace. Le modèle pyramidal traditionnel, solidement ancré depuis des millénaires, est certes efficace pour maintenir le contrôle, mais il ne répond pas nécessairement aux besoins de chacun.
L'objectif est de décentraliser ce modèle, de le repenser à une échelle fractale, c'est-à-dire locale. À travers un "tiers-lieu", nous pouvons cerner les atouts et les besoins spécifiques d'une communauté, puis développer des projets qui y répondent directement. Ces initiatives peuvent débuter à l'échelle d'un quartier ou d'un village.
Lorsqu'un projet dépasse le cadre local et intéresse des communautés voisines, on fait alors appel à une coordination régionale. Si le projet prend une ampleur encore plus grande, touchant plusieurs régions, la collaboration s'étend à l'échelle nationale. Cette méthode permet une gestion organique, ascendante des besoins : du local vers le global, où chaque niveau de la structure apporte ses ressources pour la réalisation des projets.
L'idée est de créer une résonance entre les différents niveaux de gestion, en partant de la base, du local, pour aboutir à une vision plus globale, tout en assurant une adéquation parfaite avec les besoins réels des individus et des communautés. C'est cette conception fractale, qui va du micro au macro, qui peut potentiellement transformer notre société en une entité plus connectée, réactive et à même de répondre aux défis contemporains.
Comment associer les tenants du « pouvoir » actuels dans cette démarche ?
La question du pouvoir au sein de la société est cruciale et mérite une distinction claire entre les différents échelons administratifs. Prendre l'exemple du maire illustre bien cette différence. Être maire relève d'un engagement profond, souvent plus passionné que lucratif, et le désir de servir sa communauté y est prépondérant. En tant que maire, l'objectif serait de répondre au mieux aux besoins des citoyens, en se basant sur une compréhension claire des forces vives du territoire.
Contrairement à une approche traditionnelle qui partirait d'un problème pour chercher une solution, il convient de s'inspirer de la nature, qui utilise ses ressources disponibles pour créer et maintenir la vie, résolvant ainsi les problèmes en cours de route. Imaginons avoir une cartographie précise des intérêts des habitants d'un village : on pourrait identifier où se trouve déjà une énergie, comme un intérêt marqué pour la permaculture ou pour les jardins partagés, et développer des projets en synergie avec ces passions.
Ces plateformes dont nous parlons permettraient de mettre en lumière les besoins de la communauté. En tant que maire, j'aurais ainsi à ma disposition un outil puissant pour coordonner des initiatives, en mettant à profit mes ressources, mes contacts, y compris avec des villages voisins, pour faciliter la réalisation de ces projets. Cette logique pourrait s'étendre aux échelons régionaux et jusqu'aux ministres.
Nous deviendrions des coordinateurs, où le rôle de la politique n'est plus de gérer le pouvoir ou de distribuer maladroitement d'importants budgets, mais de répondre à des besoins concrets en s'appuyant sur des ressources locales déjà présentes.
Ainsi, on inverse complètement la pyramide. On abandonne l'approche descendante pour adopter une démarche ascendante, enracinée et organique, qui s'inspire du biomimétisme. On se cale sur la logique du vivant, de ses méthodes et de sa façon de fonctionner. Cela représente une révolution de notre manière de gouverner et d'administrer nos sociétés, en mettant le citoyen et ses besoins au cœur du processus.
Comme se traduit le projet d’un point de vue technique ?
Ce projet, qui a débuté il y a une dizaine d'années, a canalisé mon énergie et mon expertise acquises en gestion de projet web chez une des Big Four. Durant cette période, nous avons élaboré une plateforme robuste, bien qu'elle nécessite encore des améliorations en termes d'ergonomie et d'accès à l'information. La structure sous-jacente, bien que souvent invisible aux utilisateurs, est solide et de grande valeur.
L'enjeu maintenant est d'intéresser les gens à cette alternative sociétale. Nous excellons dans l'art de la critique, démantelant avec précision ce qui ne fonctionne pas, mais sans souvent proposer de solutions concrètes. Les citoyens et le monde politique manquent d'alternatives crédibles, bien conscients des problèmes actuels, mais sans connaître de voies de remplacement.
L'objectif est de sensibiliser progressivement le public à la possibilité d'autres options. Nous commençons à préparer du contenu accessible pour le grand public. La plateforme, cœur de ce projet, doit trouver une identité et évoluer en open source avec l'aide d'une communauté de développeurs, pour être finement ajustée aux besoins réels.
Côté économique, le concept de "VIBZs", un système de points d'échange, doit être peaufiné avec des règles précises et des modèles économiques validés par des spécialistes. L'idée est de créer une monnaie complémentaire fondante, gérée de façon informatique et adaptée aux cycles économiques des communautés.
La prochaine étape consiste à sélectionner et à contacter des "tiers-lieux" intéressés par notre démarche, en leur proposant de les aider à intégrer notre plateforme dans leur fonctionnement quotidien. Nous envisageons également d'identifier et de répondre aux besoins spécifiques de ces lieux, de tisser des liens avec les municipalités locales pour les convaincre de l'intérêt de notre projet et de collaborer activement avec eux.
En résumé, il s'agit de mettre en œuvre le projet, en s'appuyant sur des bases déjà solides, tout en continuant à établir des partenariats stratégiques et à développer le modèle pour qu'il soit pleinement opérationnel et bénéfique pour les communautés impliquées.
Quelle est votre prochaine étape ?
L’objectif ultime serait de trouver une entreprise informatique qui s'engage pleinement dans le projet, non pas avec une visée commerciale immédiate de vente à outrance, mais qui embrasse pleinement la vision sociétale que j’ai décrite précédemment. Cette entreprise devra être prête à s'investir dans un modèle alternatif, s'éloignant des pratiques conventionnelles axées uniquement sur le profit.
Il est crucial de les contacter au moment opportun, une fois que tout est bien en place. L’argument à leur présenter repose sur la capacité de la plateforme Vibrerlocal à générer de nouveaux projets, susceptibles de se transformer en PME florissantes qui auraient ensuite besoin des services de cette entreprise informatique. Ainsi, il y a un avantage mutuel à cibler non seulement les PME existantes, mais aussi les initiatives émergentes.
Les municipalités gèrent déjà leurs propres projets et sites web, mais aucune plateforme n'englobe actuellement tous les besoins et centres d'intérêt comme Vibrerlocal le propose. L'ambition est donc de les intégrer dans un écosystème plus vaste qui transcende les solutions existantes.
Si cette entreprise idéale n'est pas trouvée ou n'est pas prête à s'engager, alors la possibilité demeure de créer notre propre version, avec une communauté qui partage cette vision. Ce groupe serait composé d'individus ayant les ressources financières, le savoir-faire technique, l’expérience du développement open source et les compétences en communication nécessaires pour mener le projet à bien.
L’enjeu est de préparer minutieusement le terrain pour que, lorsque nous serons prêts à franchir le pas, nous puissions soit trouver le partenaire parfait, soit nous établir en tant que nouvelle entité autonome, mais alignée avec les principes de Vibrerlocal.
Dans quelle région souhaitez-vous déployer Vibrerlocal ?
Le projet a pris racine au Québec, où j'ai passé dix ans à développer l'idée et à bâtir les fondements de ce que cela deviendrait. Ce n'est pas un hasard si le démarrage a eu lieu là-bas, un lieu connu pour son esprit d'innovation et de solidarité. Suite à cela, j'ai fait mon retour au Luxembourg, attiré par les opportunités de soutien financier et humain. Ici, j'ai pu réaliser une étude d'envergure, cartographiant les besoins à travers un vaste projet touchant 30 000 personnes, des dizaines d'associations et plusieurs communes.
Cette étude a permis de sonder le terrain politique et de comprendre à quel point mon projet répond à un besoin concret, jusqu'alors non satisfait. Ces recherches ont été effectuées l'année dernière, et elles servent désormais de tremplin pour l'avenir du projet.
Maintenant, je suis prêt à aller là où la résonance est la plus forte avec les principes de Vibrerlocal. Que ce soit en Suisse, en France, en Belgique, ou même de retour au Canada, je suis à la recherche de partenaires engagés, prêts à s'investir et à faire vibrer ce projet avec enthousiasme. Je suis guidé par cette synergie, cette vibration locale, et c'est là, où je sens que l'énergie est la plus ancrée et vivante, que je poserai les prochaines pierres de cette aventure.
Un dernier point à évoquer en conclusion ?
Il est essentiel de considérer un élément souvent négligé : la désillusion générale envers les sphères économique et politique. La population, fatiguée et sceptique, ne se contente plus des promesses de changement qui semblent superficielles, se méfiant de ce qui peut apparaître comme de simples retouches esthétiques sur des réalités qu’elle rejette. La politique et l'économie, telles qu’elles sont actuellement perçues, n'inspirent plus confiance ni espoir.
L’approche traditionnelle ne suffit pas ; il ne s’agit pas seulement d’améliorer l’emballage d’un produit indésirable. C’est là que Vibrerlocal entre en jeu, en proposant une expérience différente. Les tiers-lieux incarnent cette nouvelle façon de faire de la politique, en engageant les citoyens dans des discussions concrètes sur des projets communs et en partageant le pouvoir de façon plus équitable. C’est dans ces lieux que la politique se redéfinit par la collaboration et l'action collective.
Concernant le modèle économique, il est clair que le système actuel ne répond pas aux besoins de tous, et les modèles subventionnels peuvent être compliqués et restrictifs. L'introduction d'un nouveau modèle économique, représenté ici par un système de points, pourrait s’avérer révolutionnaire. Ce n’est pas tant la nature tangible de ces points qui importe, mais le changement de perspective qu’ils entraînent.
Lorsque les individus commencent à comprendre qu'ils peuvent être acteurs du changement et contribuer à une dynamique qui leur est bénéfique, l’engagement suit naturellement. Et lorsque même un petit pourcentage de la population adopte ce nouveau modèle, l'impact sur le système politique et économique peut être significatif. Le changement, pour être durable et profond, doit être impulsé par la base, par les citoyens eux-mêmes, et répondre véritablement à leurs besoins et à leurs attentes tant au niveau politique qu’économique. C'est de cette manière que nous pouvons espérer voir émerger une transformation réelle et positive dans la société.
Propos recueillis le 27.03.2024