Lorenza Garcia est réalisatrice, artiste peintre et chanteuse. Elle partage sa vie entre la France et l’Arizona, où se situe le désert des Navajos. Initiée à l’art qui guérit la terre, elle fonde l’association Navajo France, où elle œuvre comme
« passeuse » de la culture Diné en France. “Vingt ans auprès des Navajos: Hózhó, mon chemin sur la voie de la beauté” est son livre paru chez
Mama Editions (2024).
Comment s’est passée votre rencontre avec les Dinés ?
J'ai découvert les Dinés pour la première fois en février 1996 à Paris au Parc de la Villette lors d’un évènement organisé par deux commissaires-priseurs, Jean-Pierre Barou et Sylvie Crossman1, liés aux cultures et connaissances ancestrales. J'ai été frappée par une synchronicité à laquelle je ne m’attendais pas. En tant qu'artiste chanteuse et ayant étudié la peinture à l’école des Beaux-Arts de Paris, je réalisais à cette même période des peintures de sable avec du sable et des pigments. Les Dinés, qui veut dire « Le Peuple » en langue navajo, étaient venus en France pour parler de la "Voie de la Beauté", un précepte qui, dans leur culture, est incarné par la réalisation de peintures de sable et par des chants traditionnels, misent en œuvre lors des rituels de guérison. Ces cérémonies visent à préserver la beauté. Cette beauté, que les Dinés traduisent par le mot hózhó, est un trait d’union entre le monde visible et invisible et appartient aux mondes et aux mythes de l’histoire de la Création des Dinés.
Cette conception résonnait déjà avec ma propre vision de l’importance de la place de l'art dans la société. Selon moi, l’art est un outil qui permet d’exister. C’est aussi une expression de soi qui invite au voyage entre les mondes visibles et invisibles. Tel que je le pratique, l’art reflète quelque chose de plus grand que moi-même. Quels que soit les aspects techniques utilisés, l’art est un progrès de l’esprit qui transcrit dans le monde visible, des émotions, des inspirations, des espoirs et qui porte le regard à voir le monde autrement.
Pour les hommes/femmes médecine, garants d’un état d’équilibre en lien avec la beauté, l'art tel que nous le concevons n'existe pas. Leurs chants et leurs peintures de sable sacrés qui ne peuvent être dévoilés que dans des moments privilégiés, permettent de réaligner un ou plusieurs patients avec l'origine d’un monde qui leur est propre. Ce monde s’accompagne de la présence d’une Déité appelée Femme Changeante, des Êtres Sacrés... Il n’y a pas de séparation, pas de dichotomie entre le sacré et le profane. Ma rencontre auprès des Dinés, à ce moment-là, a bouleversé ma vie.
Pour eux, tout est vivant et relié. La présence du vent, de la pluie, évoque le lien que les Dinés ont avec eux. Ils expliquent que le vent, la pluie peut-être parfois féminin, ou masculin. Ils reconnaissent ces signes car pour eux tout ce qui a été créé est porteur d’une « forme intérieure » ou « âme ».
Quelques mois après ma première rencontre avec eux à Paris et suite à leur invitation à les rencontrer chez eux, j’ai pu les retrouver sur leurs terres; un territoire vaste comme deux fois la Belgique, comprenant trois États qui sont le Nouveau-Mexique, l'Arizona et l'Utah. Les Dinés sont plus de 300 000 membres, dont plus de 175 000 vivent sur leur terre, appelée la Nation Navajo.
Lors de mes premières visites, j’ai pu retrouver certaines personnes, dont les hommes médecine rencontrés à Paris. J'ai eu l'immense privilège de participer à certaines de leurs cérémonies dans le hogan; une structure octogonale dont la porte d’entrée est orientée vers l'Est symbole de renouveau, de renaissance en lien avec le lever du soleil. Le hogan est une construction sacrée, écologiquement adaptée au mode de vie traditionnel et dont la forme est associée à la cosmogonie Diné. C’est dans le hogan, que chants et guérison célèbrent le renouvellement de la vie. Les Dinés croient que les Êtres Sacrés ont enseigné le chant. Ces chants sont destinés à leurs foyers afin que leurs vies en famille soient en harmonie, en équilibre. Dans tout leur univers hózhó, ou ce qu’ils appellent les cérémonies de bénédiction, ils commencent toujours par le chant du hogan. C’est ici, par le chant, que j’ai pu continuer à les rencontrer.
Durant une cérémonie, ils m'ont demandé de rester avec eux et de partager leur existence de retour dans mon pays. J'ai accepté, sans réaliser l'ampleur de cette demande. Depuis 1996, je continue à maintenir cette passerelle entre les deux cultures, en transmettant les enseignements de hózhó. Parrainée par Pierre Rabhi, j’ai également créé l’association Navajo France 2 afin d’inviter en France les Dinés lors d’évènements interculturels autour de l’agroécologie en terre Navajo.
Comment les Dinés vivent-ils la modernité ?
Il est important de reconnaître que le peuple Navajo, peuple premier d’Amérique du Nord, est en réalité une nation souveraine. Après avoir enduré la tragique histoire de « La Longue Marche » entre 1864 et 1868, où ils furent traités comme des esclaves et forcés de quitter leurs terres, ils sont les seuls à être retournés sur leur territoire ancestral donnant suite à la signature de traités de paix.
Aujourd'hui, la Nation Navajo, appelée aussi Nation Diné, Diné bikéyah, est représenté par un président, un conseil tribal et reconnue comme l'un des gouvernements tribaux les plus importants en Amérique du Nord. Ses institutions comprennent un système judiciaire, un système policier et des services sociaux. Ils ont établi leurs propres lois, reflétant leur vision du monde et la cosmogonie. Bien qu’usufruitiers de leur territoire, - 80 % étant sous contrôle fédéral - ils maintiennent une relation unique entre leur gouvernance et le gouvernement des États-Unis. La plupart des infractions commises sur le territoire Navajo sont traitées par leur propre police tribale et leur propre Cour suprême.
Dans les fondations de la loi dinée, la Terre et l’univers incarnent la pensée, l’air et la végétation variée incarnent la vie. La pensée est le fondement de la planification. La vie est le fondement de la sagesse. Ces principes ont été institués en eux depuis l’histoire de La Création et les Dinés l’incarnent en conséquence, en restant identifiés par leur nom, Diné.
La préservation de la langue Navajo, longtemps réprimée, est désormais une priorité dans l'éducation. La langue Dinée est sacrée et les Dinés l’ont prouvé. Leurs ancêtres se sont engagés dans les Marines durant la guerre du Pacifique (les Code Talkers). Leur vision a consisté à améliorer la sécurité de leurs vies, tout en restant reliés à la Terre. Pour eux, le danger qu’encourait la Terre-mère touchait à leur système de valeurs. Leurs buts n’étaient pas de tuer des gens. En tant que défenseurs de la Terre, les armes qu’ils ont utilisées étaient le langage. Les Code Talkers ont transformé leur langue ancienne et en ont fait un code pour déjouer les plans et attaques de l’ennemi. De plus, leur participation lors de la Seconde Guerre Mondiale s'est étendue jusqu'aux plages de Normandie, où des Navajos sont morts pour la France 3.
Pour les Navajos, vivre aujourd’hui entre tradition et modernité n'est pas seulement une question d'identité. C’est aussi maintenir le précepte de hózhó qui symbolise aussi l'alignement entre le ciel et la terre ; une vision de résilience et de bienveillance pour construire un monde meilleur. Ils aspirent à léguer une terre pérenne pour les générations futures, en cohérence avec les lois de l’Univers, et celles du cycle de la terre qu’ils appellent la Terre-Mère.
Les enseignements des Dinés autour des préceptes d'harmonie découlent du fait qu’il est important de pacifier la haine, la violence, qui existe entre les êtres humains. Cette vision invite à voir la manière avec laquelle nous entretenons notre relation à la Terre et pourrait bien ressembler à celle que nous entretenons les uns avec les autres. La préservation de la vie, des cycles naturels, et de l'interdépendance avec tous les règnes de la nature est au cœur de leur philosophie, refusant toute supériorité humaine et toute domination injustifiée. Selon moi, cette façon de concevoir la vie permet d’entraver les souffrances du passé.
Comment les Dinés maintiennent-ils leur alignement avec hózhó au quotidien ?
Il est du devoir et de la responsabilité des Dinés de protéger et de préserver la beauté du monde naturel pour les générations futures. Cela revient à préserver des principes du cycle de la vie. Hózhó c’est la joie, la beauté, la santé, l'amour, la prospérité, la conscience, l'humour, la réussite, l’équilibre, l’harmonie, la paix, l’amour. Aucun de ces termes n’est considéré comme supérieur ou inférieur aux autres. Imaginons que nous soyons au centre de ces valeurs, irradiant tel le soleil, avec chaque rayon représentant un de ces préceptes. Vivre en équilibre, c'est s'assurer qu'aucune de ces valeurs ne prédomine au détriment des autres. Par conséquent, une obsession pour l'argent peut déséquilibrer la fonction de hózhó, affecter la santé personnelle ou celle de la famille et s’éloigner de la notion de hózhó, chère aux Dinés.
Lorsqu'une personne s'écarte de hózhó, cela reflète un déséquilibre non seulement individuel, mais aussi communautaire. Les pratiques de guérison des hommes/femmes médecine visent à réaligner l'individu, ce qui, par extension, nourrit l'harmonie de l'ensemble de la communauté. Le "je" et le "nous" cohabitent ensemble. Ainsi, le bien-être de l'individu appartiendra à celui de la collectivité.
La bienveillance est également essentielle. Elle est chez les Dinés inscrite dans le « K’é ». K’é permet aux uns et aux autres de rester soudés dans l’adversité. Il aide à faire preuve de solidarité dans ce qui soutient le monde des êtres humains en pratiquant l’ouverture, l’entraide et la bonté. Parce qu’il aide à gérer les relations et le lien de parenté, K’é incite à maintenir des relations de coopération et de convivialité lors d’obligations mutuelles. Cette démarche puise ses racines dans l’importance du foyer, de la famille, sans oublier leur système clanique4.
Même dans les situations complexes où s'entremêlent le bien et le mal, il est crucial de toujours chercher l’harmonie pour transcender les clivages et les tensions. Pour les Navajos, les pensées sont vivantes et la parole sacrée; marcher sa parole, c'est-à-dire agir en cohérence avec ses paroles, est important. Cela implique que nos paroles et actions soient également alignées avec une conscience supérieure, garantissant ainsi une meilleure compréhension de soi en lien avec ce qui nous entoure.
L'existence et la résilience du peuple Diné, malgré les génocides passés, témoignent de leur capacité à restaurer et à vivre en harmonie avec leur terre entourée des quatre montagnes sacrées. Leur territoire est délimité par ces montagnes qui enracinent leur lien avec la sacralité du monde vivant, visible et invisible. En co-créant et en mettant en œuvre des activités diverses avec ces valeurs, ils aspirent à préserver la sacralité de la vie et la préservation de leur patrimoine culturel et spirituel.
Comment la communauté Dinée intègre-t-elle "hózhó" dans son fonctionnement ?
L'essence de hózhó s'étend au-delà de la simple notion de bien-être personnel ; elle imprègne également le système de leur gouvernance y compris celui de la justice Navajo, souvent représentée par une femme juge. Leur société matriarcale et matrilinéaire, présente la place de la femme comme essentielle. Elle incarne à travers ses actions, le lien vital avec la Terre-Mère et avec la déité Femme Changeante, considérée comme la mère suprême qui possède des caractéristiques telles que la gentillesse, la bienveillance, la force et la beauté.
Au cœur de leur justice, la femme juge pourra insister auprès du détenu à se rappeler de l’origine du monde navajo. Elle ne cherchera pas à condamner, mais à restaurer l’harmonie en lui. Lorsqu'une personne commet un délit, cela est perçu comme un éloignement de hózhó, une rupture de l'harmonie en lui-même et donc au sein de la famille, de la communauté et potentiellement en rapport au lieu même où l'acte a été commis.
Le système juridique cherche à comprendre ce qui a conduit l'individu à cette situation. Le détenu peut être en relation avec un homme/femme médecine traditionnel et peut participer à une hutte de sudation de la prison pour se purifier. La juge encourage la personne à reconnaître ses écarts envers le monde traditionnel, facilitant ainsi un retour à l'harmonie grâce aux enseignements ancestraux.
Les Dinés sont reliés à la souffrance de la Terre qu’ils considèrent comme un être vivant. Pour eux, nos actions personnelles et individuelles peuvent influer sur le monde, en contraste avec les sociétés modernes souvent déconnectées de ces notions. J’écris dans mon livre, « Vingt ans auprès des Navajos hózhó, mon chemin sur la voie de la beauté 5 », que mon initiation à hózhó m'a appris à rester reliée à la beauté, que mon alignement influence celui de ma communauté. Si je suis moins hózhó, eux seront moins hózhó. C’est ainsi que les Navajos encouragent les nouvelles générations à honorer les enseignements que les anciens leur ont transmis, malgré les souffrances historiques. Perpétuer la langue maternelle, les pratiques et l’artisanat traditionnels, la danse et le chant sont des outils essentiels qui aident à s’extraire de toutes postures binaires pour rester en lien avec l’impact positif de la transmission orale.
Reconnaissant que la terre nous nourrît, nous donne la vie, l'approche des Dinés est de vivre en harmonie et non en opposition ou en conflit avec cette réalité dont nous dépendons tous. Ils nous invitent à œuvrer pour l'harmonie collective et à comprendre que nous appartenons à la Terre, ce qui est fondamental pour construire un monde nouveau. On ne vit non pas contre quelque chose, mais pour et avec tout ce qui nous entoure.
Comment les Occidentaux « modernes » peuvent-ils développer cette manière d’être au monde ?
Lorsque j’ai rencontré les Dinés, ils m'ont offert une révélation puissante : "Tu es comme nous, mais tu l'as oublié". Cela suggérait qu’une connexion intrinsèque entre tous les êtres humains était comme tombée dans l’oubli et qu'il était de mon devoir de me relier à cette mémoire ancienne. Cette pensée profonde est enracinée dans l'interconnexion de toute existence et dans la continuité sacrée qui traverse les mondes visibles et invisibles.
À travers leurs récits issus de l’histoire de la Création, ils parlent de l'émergence du 1er monde vers le 4ème monde (monde d’aujourd’hui pour certains Navajos). Ces passages successifs transcendent toute idée de séparation et résonnent avec une sorte d’orchestration cosmique bien plus vaste que notre compréhension, chaque monde étant l’un après l’autre plus harmonieux. A cet effet, s'aligner avec hózhó et k’é, permet de tirer les leçons apprises du passé tout en intégrant les préceptes d’harmonie qui en découlent.
Selon moi, cette approche symbolique confirme qu’en prenant conscience que nous sommes tous interdépendants, il est juste que nous nous penchions sur la tragédie du monde actuel et que nous nous inspirions des Peuples Premiers pour apprendre à faire cesser en nous la souffrance issue de la croyance de la séparation. Le monde du matérialisme et du consumérisme fait que nous nous excluons du cycle de la vie, des besoins vitaux. Pour le réintégrer, les Dinés se définissent comme le "peuple à cinq doigts". Une métaphore de notre humanité partagée et de notre responsabilité envers la seule Terre que nous habitons.
Les Navajos enseignent que notre passage de vie sur terre, intimement lié à cette compréhension plus grande que nous, entraîne à cheminer sur le sentier de la beauté. Marcher dans la beauté n’est pas un acte spontané. C’est être présent de manière constante à ce principe et dans tous les aspects de la vie quotidienne. Cette vigilance aide à garder un œil ouvert sur notre existence et les expériences parfois difficiles qui peuvent nous éloigner de hózhó. Être en co-création avec la sacralité de la vie est une remise en question constante.
Selon les concepts d’harmonie, d’espace-temps, de commencement, de liens intergénérationnels, de transmission de vie, d’amour, de beauté, d’univers et de passé, il n’y a pas de séparation dans cette perception du monde. Le souffle de vie de la Création, du Créateur, est là pour que soit redistribuée à l’ensemble des choses animées et inanimées la sacralité. C’est ainsi que les Dinés vivent et grandissent aujourd’hui sur la Terre Mère. Ils appartiennent à ces valeurs fondamentales. Pour eux, cet état d’équilibre en soi et tout autour de soi n’a pas de frontière.
En tant qu'artiste et personne en quête d’un monde plus harmonieux, j'ai appris à respecter et honorer cette force intérieure qui me pousse à apprendre, à transcender mon ego et à me connecter aux valeurs universelles que j’exprime à travers mes créations artistiques et mes actions avec Navajo France. Cette connexion à une conscience plus vaste inspirée des Dinés, m’a permis d’être reconnaissante envers chaque cadeau et chaque apprentissage que la vie m’a offerts et m’offre généreusement aujourd’hui.
Un message à transmettre en guise de conclusion ?
Avoir conscience que la terre ne nous appartient pas, libère du poids du monde. Cette perspective est une invitation à reconnaître que nous sommes de passage et que nous empruntons la terre de nos enfants. Trouver son chant, faire vibrer son cœur, laisser une trace consciente sur la terre sont de nos jours, des actes d’une importance vitale. Ils sont l'essence même de qui nous sommes. Pour cela, il est important de pacifier les tensions, l’arrogance qui existent entre les êtres humains. Pacifier c’est restaurer la beauté plutôt que juger.
Au-delà de la représentation sociale, professionnelle, familiale, que l’on soit artiste ou non, génie ou simple citoyen, chacun porte en lui cette étincelle qui unit les êtres par le cœur et de surcroît, le cœur de la terre matrice reliée au soleil. Pour accéder à ce mode de fonctionnement de l’esprit, il existe deux choses. La simplicité et l’intelligence. Ces valeurs qui sont universelles sont à elles deux un centre invisible à partir duquel tout rayonne. C’est l’amour. Mais cela aussi peut-être un grain de sable dans la mécanique du cœur, car l’amour ne peut être qu’Un. Un comme la joie, non pas ensemble avec l’amour, mais unis. C’est hózhó.
La Beauté, tout autour de nous, marchons.
Propos recueillis le 20.02.2024