L'art au service des processus de guérison et de réunification nécessaires à la transformation
Entretien avec Sarah Marcuse
Auteure, metteure en scène et comédienne, Sarah Marcuse et La Cie La Fourmilière sont à l’origine d’une vingtaine de spectacles ou évènements dont le Samadhi Project (Genève - 2020) et le Holyshit Project (du 18 avril au 19 mai 2024 à Genève).
Comment avez-vous eu l’idée du Samadhi Project mené en 2020 ?
Cet événement a pris naissance alors que j'écrivais une pièce intitulée "L'invisible chemin", fruit de quatre années de recherches et d'immersion dans le monde de l'invisible, au contact de personnes ayant des perceptions extrasensorielles avérées. Cette œuvre théâtrale, ambitieuse et composée de 13 comédiens et musiciens, était pour moi un défi : je souhaitais laisser venir sur la page blanche les personnages nécessaires à cette histoire, curieuse de voir ce qu’ils auraient à me raconter.
Au fil de l'écriture, je réalisai que le sujet, suscitant de la méfiance pour beaucoup, soulevait des questions essentielles. Ce qui m'avait personnellement aidé à appréhender ces questions étaient les rencontres nombreuses et rationnelles avec des conférenciers, des auteurs, et des chercheurs passionnés. Mon idée alors était de permettre à la pièce d'approcher le sujet de l'invisible et ses personnages émouvants — ceux qui voient, entendent des voix, guérissent ou ressentent les choses au-delà des sens communs — et d'inviter le public à entrer dans l'histoire par le cœur.
Je rêvais d'enrichir l'expérience théâtrale par des discussions rationnelles et des échanges avec des experts plongés dans ces mystères depuis des décennies. Ainsi, le spectateur pourrait, s'il le désirait, approfondir le sujet via des conférences et des ateliers annexes aux représentations.
J'ai trouvé un théâtre qui permettait cet ambitieux pari : l'événement, d'une durée d'un mois, proposait une restauration colorée et vivante, la pièce de théâtre chaque soir et des conférences, des concerts, ainsi que des ateliers durant les week-ends. Ce concept, inédit pour moi, reposait sur ma conviction que le théâtre pouvait être le cœur d'une expérience bien plus vaste et profonde, et non une simple source de divertissement.
Mon ambition était de lever le voile sur des thématiques complexes, de ne pas reléguer l'art au simple statut de loisir, mais de lui permettre d'éclairer notre compréhension du monde. La réponse fut au-delà de mes attentes : salles comblées, ateliers à guichet fermé, et une incroyable synergie entre imaginaire créatif et savoir.
J'aspirais à une communication fluide entre le théâtre et les conférences, à créer un espace où les spectateurs de la pièce seraient curieux des conférences et vice versa. J'ai ainsi encouragé les conférenciers renommés à assister à la pièce avant de venir parler, afin de tisser des liens entre vision analytique et ressentie par les émotions que généraient la pièce.
La résonance fut palpable : après chaque représentation, le public restait pour partager, souvent pour la première fois, leurs propres expériences personnelles similaires. Ces moments étaient empreints d'une profondeur et d'une sincérité bouleversantes, révélant un besoin de parler de ces perceptions longtemps tues, craignant la stigmatisation. En fin de compte, cette aventure artistique s'est révélée être un lieu de communion, de reconnaissance et d'ouverture.
Une nouvelle édition aura-t-elle lieu à Genève ou ailleurs?
En plein cœur de la pandémie de Covid, la réalisation de l'évènement n'a pas été sans défis. Cependant, il a suscité un intérêt international avec des voix s'élevant de Barcelone, de Gstaad en Suisse et de Paris, toutes exprimant un désir commun : voir cet évènement unique, centré sur la conscience et l'outil théâtral, essaimer dans d'autres villes.
L'originalité de l'initiative résidait dans son approche holistique : outre le théâtre, l'évènement intégrait des peintres réalisant des œuvres en direct dans le hall et des musiciens performant sur scène, créant ainsi une manifestation vivante, mouvante et pluridisciplinaire. En tant qu'auteure et metteur en scène, le théâtre est au cœur de mon art et constitue mon outil de prédilection, mais je suis convaincue que d'autres formes artistiques pourraient également servir de véhicules similaires.
L'engouement a été tel que le public genevois m’a exprimé son désir de voir s’organiser un nouveau SAMADHI à Genève, un nouveau « manifeste artistique pour incarner la paix » comme j’avais surnommé le premier opus, pour réconcilier notre part d'invisible, notre essence sacrée, avec nous-mêmes, contribuant ainsi à la paix intérieure et extérieure. Quatre ans après, la vie m’a invitée à construire un nouvel évènement et ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais !
Comment est né le Holyshit Project ?
Après cette pièce "L’invisible chemin" et un détour par la Nouvelle-Calédonie, le besoin se fait sentir d'explorer mon intériorité et de revisiter une histoire personnelle d'inceste. De cet acte nécessaire et urgent pour moi émerge un spectacle solo, une démarche que j'imaginais reposante après l'envergure du Samadhi Project, mais qui se révéla être un voyage intérieur terrifiant et libérateur. Ce processus, très bien illustré dans le film "Va vers toi" de Xavie Jean-Bourgeault et Guillaume Tremblay, fut une confrontation quotidienne avec les douleurs passées, un dialogue renoué avec l'enfant en moi.
C'est en plongeant dans ce sujet que j'ai pris conscience de l'isolement face à ces épreuves, de la solitude profonde qui avait accompagné mon enfance. Cette solitude mène à la compréhension que la résilience requiert un soutien extérieur autant qu'une introspection. L'expression artistique est devenue un moyen essentiel pour moi, transformant le récit douloureux en quelque chose de précieux, en un phare intérieur.
Le Samadhi Project devient alors «Holyshit Project », avec l’ interrogation collective : comment transformer nos ténèbres en lumière ? Ce projet, tout en abordant la prévention des violences faites aux enfants, devient un autre type d'évènement de cinq semaines centré autour du spectacle HOLYSHIT!, autour duquel des conférences, des ateliers et un cycle de films permettent d’aborder des thèmes tels que la dissociation, la réconciliation avec le corps féminin et le renouement avec la vie à travers l'expression artistique.
Cette initiative m'a conduite à frapper aux portes des pouvoirs publics, à travers la Suisse, présentant un évènement qui relie les enjeux sociaux à la puissance de l'art. Au cœur de ces démarches, il y a la reconnaissance que l'art peut parler aux cœurs, là où parfois les mots des spécialistes échouent.
Aujourd'hui, je me trouve dans le vif de cette préparation, traversant encore l'intensité de ma performance théâtrale qui se manifeste parfois en douleur, une douleur nécessaire à l'émergence de la guérison. C'est par le corps, par l'art, que je choisis de revisiter ces poids du passé, ces moments de sidération et d'abandon, pour finalement en extraire la lumière.
Comment se sont passées vos démarches avec les pouvoirs publics ?
Utiliser la métaphore du corps pour décrire l'État et son rapport à l'art, c'est reconnaître l'existence d'un cœur battant au sein de chaque administration, chaque institution. En effet, l'art peut être considéré comme le cœur, le noyau émotionnel qui irrigue et revitalise le grand corps social. Ma démarche d'aller vers tous ces "organes" de la Cité a été une manière de faire écho à un voyage introspectif personnel.
L'impact de ce périple est d'autant plus profond que j'ai réussi à nouer des partenariats avec ces services de l’état pour le projet. Leur présence annoncée lors de l'ouverture et leur engagement à promouvoir l'évènement auprès de leur personnel témoigne d'un soutien significatif. Malgré leur prudence institutionnelle et leur réticence à faire de la publicité ou à s'engager dans des initiatives qui sortent du cadre habituel, une synergie s'est créée.
Cela dit, le défi reste constant : maintenir l'intégrité artistique face aux pressions pour adoucir le message, pour l'adapter aux canons de la communication publique. Mais c'est justement dans ce débordement du cadre que réside la force de l'art. Il doit rester poétique, libre, transcendant les contraintes pour toucher directement les âmes. C'est cette essence qui assure la réussite de l'évènement, et non sa domestication par les contraintes et réserves institutionnelles.
Cependant, les requêtes de modifications sur l'affiche du spectacle révèlent une incompréhension fondamentale : le souhait de retirer des mots comme "beau" ou "nettoie", car ils pourraient heurter, ignore la réalité brute des survivants. Ces mots expriment une vérité cruciale – la souillure ressentie par ceux qui ont vécu de tels traumatismes. Leur utilisation n'est pas une concession à la sensibilité publique, mais un acte de validation nécessaire pour ceux qui en sont affectés.
Chaque épreuve, chaque trauma, aussi insupportable soit-il, peut devenir un portail vers une meilleure connaissance de soi. C'est en articulant la souffrance avec précision que nous pouvons initier un processus de guérison et de découverte, transformant ce qui était autrefois une blessure en une ouverture vers la compréhension et la croissance personnelle.
L’art en général peut-il avoir une portée plus universelle pour nous aider à réconcilier nos divisions ?
Le processus de réunification, tant au sein de la société qu'en nous-mêmes, est essentiel à la guérison et à la transformation. L'art, en tant que vecteur de cette réunification, transcende les différences politiques et les divisions internes de l'État, tout comme il réconcilie les parties conflictuelles en nous. Ce travail de réconciliation intérieure se reflète dans notre capacité à créer un dialogue pacifique à l'extérieur, illustrant que les changements externes sont inextricablement liés aux transformations internes.
La prise de conscience de la dualité interne, comme celle représentée par le conflit israélo-palestinien, m'a permis de comprendre que l'acceptation et l'écoute de ces parties en conflit en moi pouvaient aboutir à une détente et à une paix intérieure. C'est une métaphore puissante pour le chemin que nous sommes tous appelés à faire, à la fois individuellement et collectivement.
L'art, dans sa capacité à réinventer et à créer, n'est pas réservé à une élite ou confiné aux théâtres ; il est un bien nécessaire et omniprésent, une force de réunification qui devrait imprégner tous les aspects de la vie. La musique, en particulier, est un langage universel qui peut rassembler et harmoniser.
Les leçons apprises de Charlotte de Silguy, qui met en lumière la relation entre nos blessures et leurs opposés, ont renforcé ma compréhension de mon propre talent. Après avoir été fragmentée par les traumatismes de l'inceste, ma vie a été guidée par le désir de réunification, non seulement de moi-même, mais aussi des autres. C'est en reconnaissant et en acceptant nos ambivalences que nous pouvons trouver l'unité, et c'est par l'unité que nous pourrons embrasser pleinement notre créativité et notre humanité partagée.
Un dernier message à adresser aux lecteurs ?
Je rêve de venir jouer ce spectacle au Québec. S'il y a des théâtres qui captent ce message. C'est un spectacle intimiste et peu coûteux ! Je suis seule en scène. Il est possible d'y présenter un mini "Holyshit Project" ou simplement la pièce. Grande voyageuse, mon parcours m'a menée à présenter ce spectacle en Nouvelle-Calédonie, à Paris, à Genève et Lausanne et à jouer mes précédentes créations dans de nombreux lieux.
C'est donc un désir que je confie à l'univers !
Propos recueillis le 11.03.2024
Sites internet des Samadhi Project et Holyshit Project
Wow... encore un article qui résonne en moi. Pourtant je ne suis peu porté sur le théatre ou la culture(..), mais une fois de plus, je suis touché par la profondeur des mots, du sens et de l'ouverture...
Faire d'une représentation deux coups à minima, dont le second porte sur la rencontre et le renouveau tant espéré et attendu: "vivre en tant que vivant" et sortir de la zone de confort habituelle, celle qui nous -a- fait oublier qui nous étions réellement, des êtres divins en devenir... en phase de recherche sociale élémentaire...
Merci pour cette NRJ porteuse Sarah, merci Alain pour le dépassement...
Arnaud